C’est un monument, une force de la nature qui semble défier le temps avec une élégance un peu bougonne et un charme indéniable. Pierre Arditi, l’homme aux soixante années de carrière – une date anniversaire qu’il semble célébrer chaque année avec la même gourmandise – était l’invité exceptionnel du Club Le Figaro Culture. Mais ne vous y trompez pas : derrière les sourires de façade et l’aisance habituelle du comédien sur les plateaux, c’est un homme à fleur de peau, hanté par la transmission et les fantômes du passé, qui s’est livré. À l’aube de ses 81 ans, celui qui brûle les planches du Théâtre Montparnasse dans “Je me souviendrai de presque tout” ne joue plus seulement la comédie. Il joue sa vie.

Le Théâtre comme Miroir Déformant : Quand la Fiction Rattrape la Réalité

Dans cette nouvelle pièce signée Alexis Michalik, Arditi incarne un personnage qui pourrait être son double maléfique, ou du moins, une version de lui-même qu’il a l’audace d’explorer. Il joue un grand-père, acteur célèbre, gloire du théâtre, qui convoque son fils et son petit-fils pour écrire ses mémoires. Un homme odieux, égocentrique, qui a traversé l’existence en ne pensant qu’à sa lumière. “Il est odieux, il le cultive”, confie Arditi avec une lueur malicieuse dans le regard. Mais pourquoi accepter un tel rôle ? Parce qu’il résonne. Parce que, comme le dit si bien l’acteur, “quand on accepte de jouer un personnage, même s’il semble éloigné de vous, il y a toujours des choses de vous qui l’habitent.”

Ce rôle est un exutoire. Il permet à Arditi de toucher du doigt cette part d’ombre, ce narcissisme inhérent au métier d’acteur, pour mieux le fissurer. Car le masque finit toujours par tomber. Derrière l’acteur odieux de la pièce se cache un homme blessé, cherchant désespérément à renouer les fils rompus d’une lignée familiale abîmée. Et c’est là, précisément, que la frontière entre la scène et la vie de Pierre Arditi devient floue, presque invisible. Il ne s’agit plus de jouer, mais d’être. D’être ce père imparfait, ce fils éternel, cet artiste qui doute encore.

Héritage et Cicatrices : La Lettre du Père

L’un des moments les plus poignants de cet entretien survient lorsque Pierre Arditi évoque sa propre filiation. Il parle de son père, le peintre Georges Arditi, avec une dévotion mêlée de crainte révérencieuse. “Mon père m’a marqué au fer rouge”, avoue-t-il. Il décrit un homme qui a été un phare, mais un phare exigeant, dont la lumière pouvait parfois brûler.

L’anecdote qu’il livre est bouleversante de sincérité. En rangeant son bureau, Arditi est retombé sur une lettre de son père, écrite à l’époque où le jeune Pierre commençait à connaître le succès médiatique, s’éparpillant à la télévision. Les mots du père sont durs, cinglants : “Tu as beaucoup de talent, mais sais-tu où tu vas ? Tu t’éparpilles… On finit par perdre ta trace.” La lettre se terminait par une injonction : “Déchire ce papier, fous-le à la poubelle.” Pierre Arditi ne l’a jamais déchirée. Au contraire, elle est affichée au mur de son bureau, tel un memento mori, un rappel constant de l’exigence artistique et de la peur de décevoir celui qui lui a donné la vie. À 80 ans passés, l’enfant Arditi cherche encore l’approbation du père disparu, regardant ce papier jauni pour ne pas perdre le nord.

Mais la douleur circule dans les deux sens. Arditi aborde avec une franchise rare sa relation complexe avec son propre fils. Être le “fils de”, surtout quand le père prend toute la lumière, est un fardeau lourd à porter. Il raconte cette distance, ce silence imposé par son fils pour exister par lui-même. “Si on voulait des nouvelles, il fallait qu’on l’appelle. Lui, c’était terminé.” Il y a dans la voix d’Arditi une acceptation douloureuse, la reconnaissance que la gloire a un prix, et que ce prix se paie souvent en monnaie affective. Aujourd’hui, les relations sont apaisées, mais les cicatrices sont là, intégrées au jeu de l’acteur, nourrissant ses personnages de cette humanité blessée.

L’Art de l’Infréquentable : Une Philosophie de Jeu

Si Pierre Arditi est immense, c’est parce qu’il refuse la complaisance. Il fustige ces acteurs qui refusent de jouer les salauds, les traîtres, les lâches. “Il y a une case qui leur manque”, tranche-t-il. Pour lui, un véritable acteur doit être “infréquentable”. Il doit oser plonger dans les tréfonds de l’âme humaine, explorer ce que la société s’ingénie à cacher. “Nous passons notre vie à tripoter un matériau qui est le nôtre”, explique-t-il. Jouer, ce n’est pas faire semblant, c’est révéler la bête, le monstre, l’amoureux ou le lâche qui sommeille en chacun de nous.

Cette vision viscérale du métier explique sa longévité. Pour Arditi, le théâtre est le lieu du réel, contrairement au cinéma où tout est figé pour l’éternité. “Le théâtre, c’est une manière de ne pas mourir”, dit-il. Sur scène, on peut tomber le lundi et être génial le mardi. C’est un organisme vivant, qui respire, qui saigne. C’est cette vitalité qui le tient debout. Quand on lui demande s’il a songé à arrêter, sa réponse est sans appel, brutale : “Si on me demande d’arrêter, c’est comme si on me demandait de mourir.” La retraite n’est pas une option ; c’est une petite mort qu’il refuse d’envisager.

Les Coups de Gueule d’un Esprit Libre

Pierre Arditi n’est pas homme à mâcher ses mots, et il profite de cette tribune pour régler quelques comptes avec le milieu culturel français. Il dénonce avec véhémence cette “guerre” absurde entre le théâtre public et le théâtre privé, une spécificité française qu’il juge ridicule. “Le matériau est le même pour nous tous !”, s’insurge-t-il. Qu’importe le budget, qu’importe l’étiquette, seul compte l’acte de raconter une histoire. Lui qui a navigué entre les films d’Alain Resnais et les comédies populaires refuse d’être mis dans une case, fustigeant ce “peuple de notaires” qui a besoin d’étiqueter chaque artiste.

Et puis, il y a cet aveu, presque sacrilège pour un comédien de sa trempe : il n’aime pas Shakespeare. “Je vais vous choquer horriblement”, prévient-il, avant d’avouer qu’il ne comprend pas l’engouement pour le barde anglais, dont les thèmes lui semblent lointains comparés à l’immédiateté de Molière. C’est dit avec une telle franchise, une telle liberté de ton, qu’on ne peut qu’admirer l’audace. Arditi ne joue pas au grand intellectuel ; il revendique ses goûts, ses incompréhensions, préférant l’émotion brute à la révérence académique.

L’Urgence de Vivre

Au final, ce qui ressort de cet entretien fleuve, c’est une urgence. L’urgence de jouer, l’urgence d’aimer, l’urgence de dire la vérité avant que le rideau ne tombe. Pierre Arditi est un homme pressé, conscient que le temps lui est compté. “Je regrette que ça passe si vite. C’est un claquement de doigts”, murmure-t-il avec une mélancolie qui vous serre le cœur.

Mais ne sortez pas vos mouchoirs tout de suite. Le lion rugit encore. Il a des projets plein la tête, notamment reprendre “Le Père” de Florian Zeller avec Isabelle Carré, un rôle immense pour un acteur au sommet de son art. Il continue de donner des rendez-vous à sa femme, Evelyne Bouix, comme au premier jour, cultivant l’amour comme on cultive un jardin rare.

Pierre Arditi est bien plus qu’un acteur ; c’est un combattant de la lumière, un homme qui a décidé que tant qu’il y aura un public pour l’écouter, il restera vivant, vibrant, essentiel. Et en le voyant si passionné, si vulnérable et si fort à la fois, on se dit que le théâtre français a bien de la chance d’avoir un tel gardien du temple. Un gardien qui ne dort jamais, et qui, soir après soir, nous rappelle ce que signifie être humain.