Nous sommes à la fin des années 80. La télévision française vit un âge d’or de l’impertinence, et un homme en est le roi incontesté : Thierry Ardisson. Avec ses “Lunettes noires pour nuits blanches”, il a transformé l’interview en un art de la provocation, un duel psychologique où l’invité n’est pas venu pour sa promotion, mais pour un véritable scanner de l’âme. Ce soir-là, l’homme qui s’assied en face de lui est Tchéky Karyo. Un acteur magnétique, au visage buriné et à la présence intense, qui vient présenter un film-phénomène : “L’Ours” de Jean-Jacques Annaud. Karyo est venu parler d’art, de nature, d’un tournage hors norme. Mais Ardisson, lui, a préparé autre chose. Pas une interview. Un “signalement”.

Le ton est donné dès les premières secondes. Ardisson, sourire en coin, regard d’acier, lance son protocole : “Bon, Tchéky Karyo, bonsoir. On va commencer par une petite interview signalement.” Le mot est lâché. L’invité n’est pas un artiste, il est un suspect. Et l’interrogatoire commence.

“C’est ton vrai nom d’abord, Tchéky Karyo ?”. La question est directe, intrusive. Karyo, légèrement déstabilisé mais bon joueur, confirme. “Ouais.” Ardisson enchaîne, tel un policier remplissant une fiche. “Ça vient d’où un nom pareil ?”. L’acteur, qui dégage une aura de mystère, est forcé de se décomposer en données brutes. “Je suis le fils d’un Turc… c’est des gens qui venaient d’Espagne qui ont émigré… J’suis né à Istanbul et j’ai grandi en France”. L’homme complexe est réduit à une fiche d’état civil.

Mais ce n’est que l’échauffement. L’interrogatoire d’Ardisson quitte l’administratif pour devenir physique. C’est une inspection. On assiste, médusé, à une scène qui serait impensable à la télévision aujourd’hui. “Ta nationalité c’est quoi ? Espagnol, Turc ou Français ?”. Karyo répond “Français”, mais Ardisson insiste, comme pour vérifier la marchandise : “Aussi français que toi”. Le malaise est palpable, mais l’homme en noir continue son inventaire.

“Date de naissance ? 53.”. “Tu mesures combien ? 1,80.”. “Tu pèses combien ?”. Karyo esquive : “Je sais pas, je me suis pas pesé depuis un bout de temps.” Ardisson ne lâche pas. “Tes dents ? Ça va ?”. “Tes cheveux, tu les perds pas ?”. C’est une mise à nu clinique, presque humiliante. L’acteur, venu parler de son âme, est sommé de parler de sa dentition. C’est la “méthode Ardisson” dans toute sa splendeur : briser l’image publique pour voir ce qu’il y a dessous.

Et ce qu’il y a dessous, c’est de l’or pour l’animateur. Après l’inspection physique vient le casier judiciaire. “Est-ce que tu as fait l’armée ?”. Karyo, pris au piège de l’honnêteté, lâche le morceau. “Non, je me suis fait réformé.” Les yeux d’Ardisson s’illuminent. Il tient quelque chose. “Tu as dit quoi pour être réformé ?”. L’acteur, dans un demi-sourire, avoue. “J’ai raconté des histoires… J’ai dit que j’étais fou. J’ai raconté n’importe quoi”.

Le voilà, le scoop. L’acteur intense, le chasseur de “L’Ours”, l’homme viril, est un déserteur, un simulateur. Ardisson a réussi : en moins de trois minutes, il a transformé l’artiste en fugitif. C’est brillant, et c’est cruel.

Pourtant, l’interview révèle aussi l’homme derrière le “signalement”. Car Tchéky Karyo n’est pas qu’une fiche de police. Il est une sensibilité à fleur de peau. On apprend, au détour d’une question, qu’avant de jouer la comédie, il était destiné à une vie bien rangée : “J’allais être expert-comptable”. Le choc est total. L’homme sauvage de “L’Ours” aurait pu passer sa vie dans les chiffres. C’est ce contraste qui fascine. L’expert-comptable qui se fait réformer pour folie, voilà un personnage.

On découvre aussi un cinéphile pointu, qui cite Lars von Trier, un “cinéaste génial” encore méconnu à l’époque, et un mélomane qui écoute en boucle du Rhythm and Blues, “Aretha Franklin depuis une semaine, toute la journée”. L’homme rude est un esthète.

Mais Ardisson n’a pas fini son inspection. Il lui reste le point le plus intime. Le coup de grâce. “Tu es branché sexe ?”. La question tombe comme un couperet. Karyo ne se démonte pas. Et c’est là que l’interview bascule. Le “suspect” reprend la main sur “l’inspecteur”. Au lieu de répondre par une blague graveleuse ou une esquive gênée, il offre une réponse d’une poésie désarmante.

“C’est quoi que je préfère dans le sexe ?”. Il prend une pause. “J’aime quand on n’a pas besoin de parler. Quand il n’y a pas de questions à se poser. Quand on respire l’un avec l’autre.”.

Le silence qui suit est assourdissant. Ardisson, le roi de la provocation, est battu sur son propre terrain. Il a cherché la trivialité, il a trouvé la grâce. Karyo a réussi à transformer une intrusion en un moment d’intimité partagée. C’est une victoire par KO poétique.

L’interview passe enfin au film “L’Ours”, mais même là, Ardisson ne lâche pas son format d’interrogatoire. C’est le jeu “Plus/Moins”. Ce qu’il a préféré dans le scénario ? “Rencontrer l’ours”. Il avoue que les véritables stars, c’étaient eux, les ours, choisis avant lui par Jean-Jacques Annaud. Mais il était fasciné par ce personnage de Tom, “le personnage que je joue”, car “la dynamique entre l’homme et l’ours passe beaucoup à travers” lui.

Ardisson cherche le conflit. Qu’est-ce que Karyo a détesté chez le réalisateur, Jean-Jacques Annaud ? La réponse de l’acteur est, encore une fois, d’une finesse psychologique remarquable. Il aime sa “vivacité”, son “pétillement”. Mais ce qui l’agace ? “Quelquefois, c’est sa courtoisie”. Ardisson est surpris. On déteste rarement quelqu’un pour sa politesse. Karyo s’explique : “On a l’impression que tout lui glisse dessus comme la peau d’un poisson”.

Cette phrase est une clé. Tchéky Karyo, l’homme qui vient de se laisser “inspecter” et ouvrir en deux par Ardisson, qui a avoué avoir simulé la folie et parlé de sa sexualité, est un homme qui déteste les façades. Il préfère l’interrogatoire brutal d’Ardisson à la courtoisie lisse d’Annaud qui, selon lui, empêche le vrai contact.

Et les ours ? Qu’a-t-il détesté chez eux ? Rien. Absolument rien. “Je vois pas ce que je pourrais détester chez eux”. Il admire leur “curiosité” et le fait qu’ils soient “très joueurs”. L’homme qui se méfie de la politesse des humains trouve une vérité pure chez l’animal.

La conclusion de l’interview est à l’image de l’invité. Ardisson lui demande ce que les critiques pourraient dire de pire sur le film. Karyo, le “bon garçon”, ne sait pas. Mais il sait ce qu’ils peuvent dire de mieux. Il raconte une rencontre dans un couloir : une femme lui a dit, après avoir vu “L’Ours” : “Si les gens sont pas émus par ce film, il y a plus rien à faire pour eux”.

Ce soir-là, chez Thierry Ardisson, la France n’a pas seulement vu l’acteur principal d’un film à succès. Elle a vu un expert-comptable devenu fou, un Turc d’Espagne né à Istanbul, un Français qui déteste la courtoisie, un amoureux d’Aretha Franklin, un poète du sexe et un homme qui préfère la compagnie des ours à celle de certains hommes. Ardisson pensait mener un interrogatoire ; il a, en réalité, révélé un artiste d’une complexité et d’une sensibilité rares. Un moment de télévision légendaire.