Il y a des moments de télévision qui transcendent le simple divertissement. Des instants de grâce, ou plutôt de “dézingage” en règle, où l’humour, l’intelligence et l’impertinence se télescopent pour créer une séquence d’anthologie. C’était le cas sur le plateau de Thierry Ardisson, dans cette arène médiatique où les invités n’étaient jamais tout à fait en sécurité. Et ce soir-là, l’impossible s’est produit : Stéphane Guillon, le sniper au verbe acéré, a réussi à faire rire aux éclats l’un des hommes politiques les plus sérieux et redoutés du paysage français, Jean-Luc Mélenchon.

La scène est désormais culte, et la vidéo, exhumée par l’INA, nous replonge dans cette époque dorée de la satire télévisuelle. Le décor est planté. Ardisson, en maître de cérémonie, savoure d’avance. Mélenchon, alors en pleine ascension, est sur le qui-vive. Et Guillon, faussement décontracté, s’avance pour sa “revue de presse”. Le titre même de la vidéo est une promesse : “Stéphane Guillon arrive à faire rire Jean-Luc Mélenchon”. Un défi, presque une anomalie, que nous allons décortiquer.

Le coup d’envoi est magistral. Avant même de commencer, Guillon brandit une feuille. “C’est la liste de tous les gens dont je vais parler”, lance-t-il, “si le directeur de Canal Plus peut les appeler pour s’excuser, ce serait bien”. Le ton est donné. Ce ne sera pas une caresse, mais une série de uppercuts. Le public exulte, Mélenchon esquisse un premier sourire. L’humoriste est en contrôle.

La première cible est politique, mais Guillon choisit l’angle intime. “Carla Bruni ne souhaite pas vraiment que son mari se représente… ‘J’ai peur qu’il y laisse sa santé’”, récite-t-il d’un ton mielleux. La chute est immédiate : “Bah nous aussi on se fait du souci pour sa santé. Faut pas qu’il se représente. Faut qu’il se repose. Repos, repos, repos complet !”. C’est brillant. En une vanne, il retourne l’argument de l’épouse inquiète en un souhait partagé par l’opposition. Sur son siège, Jean-Luc Mélenchon ne peut retenir un rire franc. Ce n’est pas un ricanement, c’est un rire de validation. Guillon a tapé juste.

Mais l’humoriste ne s’arrête pas là. Il enchaîne, tel un artiste de stand-up qui connaît sa partition. Patrick Sébastien qui lance un parti politique, le “DAR” ? Guillon saisit l’acronyme au vol : “Faut absolument que DSK adhère ! DSK au DAR, DSK en ballotage favorable, ça a de la gueule !”. La salle est hilare. Il vient de lier deux personnalités médiatiques que tout oppose, sur fond de scandale sexuel à peine voilé. C’est du Guillon pur jus : rapide, irrévérencieux, et terriblement efficace.

Puis, vient le moment de la provocation pure. Le terrain glissant. “Un Belge s’est spécialisé dans le tatouage des porcs”, lit-il d’un air faussement intéressé. Le public retient son souffle, sentant le dérapage contrôlé arriver. “Excellente nouvelle pour la famille Le Pen, ils peuvent se faire tatouer”. La charge est d’une violence symbolique inouïe. Comparer la famille d’extrême droite à des porcs, en direct, à une heure de grande écoute, est un acte d’une audace folle. C’est à ce moment précis que le rire de Mélenchon devient plus qu’un rire ; il devient un acte de complicité idéologique, une approbation de cette transgression.

Guillon, en véritable métronome du malaise, ne laisse aucun répit et bascule sur un autre sujet : l’écologie, ou plutôt son abandon. “Le gouvernement a abandonné la taxe carbone… On s’en fout la fonte des glaces, le réchauffement climatique, on s’en branle ! Polluez de nouveau, faites-vous plaisir !”. Il mime l’utilisation d’une bombe aérosol : “Regardez là, une grosse pulvérisation, c’est un ours polaire qui meurt. Et une petite, c’est un ourson qui tète encore sa maman… Oh non… attention, il avait un petit frère !”. C’est de l’humour noir, tragique, qui utilise l’absurde pour dénoncer l’incurie politique. Il ne fait pas rire de l’ours polaire, il fait rire de l’indifférence cynique du pouvoir.

L’humoriste est un funambule. Il marche sur la corde raide du bon goût et de la décence, et c’est ce qui rend sa performance si captivante. Il ose s’attaquer à la tragédie de la tempête Xynthia, non pas pour rire des victimes, mais pour égratigner les responsables. “Lors de la tempête Xynthia… c’était trop fort, ils en ont pas profité”, lance-t-il avant de donner goulûment le nom du maire de L’Aiguillon-sur-Mer, “Maurice… 1100… Il y a tout, il y a l’adresse, vous l’appelez, merci !”.

La chronique devient alors une descente en rappel dans les tréfonds du cynisme contemporain. Chaque “brève” est un coup de poignard. Le crématorium qui applique une “surtaxe à la famille d’un défunt trop gros”. Le premier “sexe shop Halal” où le client “regardera des photos de femmes en burka”. Chaque vanne est une critique sociale.

Et Guillon n’épargne personne, pas même les icônes. “Laetitia Hallyday, déguisée en policière, a fait un strip-tease surprise à Johnny… Mon dieu. Échapper à la mort pour vivre un truc pareil”. La vanne est cruelle, mais elle touche à l’absurdité du cirque médiatique autour du “Taulier”. Il enchaîne avec Christian Clavier vendant sa villa en Corse : “Vu sur mer, piscine… et surtout, le futur acheteur va être accueilli à bras ouverts. Clavier était très aimé en Corse. L’accueil va être explosif !”.

Mais le chef-d’œuvre de cette chronique, le point d’orgue de l’humour noir, concerne le crash du Rio-Paris. Guillon détaille, avec une froideur de comptable, la grille d’indemnisation d’Air France. “Si vous avez perdu un père ou une mère, vous touchez 30 000 €. Si vous étiez marié, 50 000 €. En revanche, si vous n’étiez que concubin, ça tombe à 16 000 €”. Il regarde la caméra, impassible. “Vaut mieux se marier avant de prendre un avion chez Air France”. Puis il achève son public : “Si vous perdez un frère, 15 000 €. Une grand-mère, 3 000 €… Ça vaut que dalle, une grand-mère, chez Air France”.

Le public hurle, partagé entre l’horreur de ce qu’il entend et l’intelligence de la critique. Guillon vient de mettre en lumière, avec une efficacité redoutable, la déshumanisation et l’absurdité morbide d’une grille tarifaire appliquée à la douleur humaine.

Et Mélenchon dans tout ça ? Il a ri. Il a ri de bon cœur. Il a ri parce que Guillon, ce soir-là, était son allié objectif. L’humoriste, par ses traits d’esprit, a porté des coups à l’establishment, au cynisme politique, à l’indécence médiatique et à la froideur capitaliste (Air France). Chaque rire de Jean-Luc Mélenchon n’était pas seulement la réaction à une blague, c’était une approbation de la critique sous-jacente.

Ce moment de télévision nous rappelle la fonction essentielle de la satire : dire l’indicible, bousculer les puissants et, parfois, créer des ponts inattendus. Le temps d’une chronique, l’humoriste et le tribun politique se sont retrouvés sur le même banc, celui de l’insolence. Et ce soir-là, c’est l’humour qui a gagné. Par KO.