En politique comme à la guerre, le terrain le plus dangereux est souvent celui que l’on croit le mieux connaître. Un plateau de télévision, avec ses lumières vives et ses millions de témoins silencieux, est une arène moderne. Chaque mot est une arme, chaque silence une stratégie. Un récent échange sur BFM TV, capturé par “La loupe politique”, offre une illustration saisissante de cet art martial verbal. On y voit un journaliste, convaincu de tenir “le piège ultime” pour Jordan Bardella, et ce dernier, déployant une “masterclass” d’esquive politique pour s’enfuir, laissant son adversaire sans réponse et le public sans conclusion.

Le contexte est l’un des plus sensibles qui soit : le meurtre tragique de la jeune Lola, un drame qui a secoué la France et instantanément enflammé le débat politique sur “l’ensauvagement” et “l’immigration”. Le journaliste, visiblement préparé, a identifié ce qu’il pense être la faille dans l’armure du président du Rassemblement National : l’un de ses premiers tweets après le drame.

Le journaliste lance l’offensive, citant Jordan Bardella : “Une nouvelle vie française fauchée par l’ensauvagement et l’immigration”. Il insiste lourdement, disséquant chaque mot : “Une nouvelle vie française… en insistant sur le fait qu’elle est française”. Puis, le piège se referme. Le journaliste pose la question fatidique, celle conçue pour “forcer à la faute” : “Est-ce que Lola a été tuée PARCE QUE française ?”.

La question est brillante dans sa simplicité cruelle. Si Bardella répond “oui”, il bascule dans une accusation communautaire grave, potentiellement sans preuve à cet instant de l’enquête, s’alignant sur les thèses les plus dures d’Éric Zemmour, ce que le journaliste ne manque pas de souligner (“vous rejoignez Éric Zemmour sur ce thème-là”). S’il répond “non”, il désavoue la rhétorique de son propre tweet, qui lie explicitement la “vie française” à l’immigration, et affaiblit tout son argumentaire sur la nature du crime. C’est un dilemme parfait. Le “piège semble parfait”.

Mais Jordan Bardella est un animal politique de la nouvelle génération, rompu aux joutes médiatiques. Ce que la vidéo qualifie de “technique politique la plus classique” se met alors en marche : l’esquive. Bardella “ne répond pas. Jamais”.

Au lieu de tomber dans le panneau tendu, il fait ce que font les politiciens aguerris lorsqu’ils sont acculés : il ignore la question et “commence son propre interrogatoire”. Il reprend le contrôle du rythme, de la narration, et surtout, des termes du débat.

Sa première contre-attaque est une question factuelle, presque rhétorique : “Mais elle est française ou pas ?”. Le journaliste, obligé de répondre pour garder le fil, confirme : “Absolument oui bien sûr”. Bardella a marqué un premier point. Il a forcé son interlocuteur à valider le premier terme de son tweet (“française”).

Le journaliste tente de revenir à sa question-piège : “Est-ce qu’elle a été tuée parce que française ?”. Mais Bardella est déjà lancé. Il enchaîne sur la deuxième partie de son tweet, ignorant la question de la cause (le “parce que”) pour se concentrer sur les faits bruts qu’il souhaite mettre en avant.

“Bon. Donc la personne qui est pour l’instant suspectée de l’avoir assassinée… est-elle liée à l’immigration ?”.

Le journaliste, déstabilisé, tente de s’accrocher à sa question initiale, mais Bardella insiste, exigeant une réponse par “oui ou non”. “C’est cela ah oui oui oui oui”, finit par lâcher le journaliste, avant de se reprendre : “non ça c’est vous vous répondez oui”. La confusion s’installe. Bardella a réussi : il a cassé le rythme du journaliste et l’a forcé à valider, même maladroitement, le deuxième terme de son tweet (“immigration”).

“Non mais attendez, on parle bien d’une personne qui est présente de manière irrégulière et qui est algérienne sur le territoire français, vous répondez oui ou non ?”, assène Bardella.

C’est la fin de l’échange. Le journaliste, pris dans un débat factuel qu’il ne voulait pas avoir (la nationalité de la victime et de la suspecte), a perdu le fil de son piège philosophique et politique (le mobile du crime). La vidéo se conclut ironiquement : “le piège n’a pas fonctionné et la réponse n’est jamais venue”.

Cette séquence est une “masterclass” non pas de réponse, mais de non-réponse. Bardella n’a pas gagné le débat sur le fond – il n’a jamais répondu à la question centrale – mais il a gagné le combat pour le contrôle de l’échange.

Cette technique d’esquive repose sur trois piliers :

    L’Ignorance de la Question : Ne jamais répondre à la question posée si elle est un piège. Faire semblant de ne pas comprendre l’angle (“vous faites de ne pas comprendre ce que je suis en train de vous dire”, accuse le journaliste) ou simplement l’ignorer.
    La Contre-Attaque par l’Interrogation : Reprendre le pouvoir en posant ses propres questions. Cela force l’interlocuteur à passer de la position d’attaquant à celle de défenseur.
    Le Retour aux Faits (Sélectionnés) : Déplacer le débat d’un terrain conceptuel ou moral (le “pourquoi”) vers un terrain factuel et binaire (le “qui” et le “quoi”) où l’on se sent plus à l’aise. Bardella ne veut pas débattre du mobile raciste du crime, il veut parler de l’échec de l’OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français).

Est-ce une victoire pour Jordan Bardella ? Pour ses partisans, sans aucun doute. Ils y verront l’agilité d’un leader qui ne se laisse pas “coincer” par un “journaliste militant”. Pour ses détracteurs, cette fuite est un aveu de faiblesse, l’incapacité d’assumer jusqu’au bout la logique de ses propres déclarations.

Ce qui est certain, c’est que le journaliste n’a pas obtenu ce qu’il était venu chercher. La question “A-t-elle été tuée parce que française ?” restera suspendue dans le vide du studio, évaporée par la rhétorique habile de son invité. Dans le théâtre de la politique moderne, s’enfuir avec élégance est parfois perçu comme une victoire plus grande que de répondre avec courage. La réponse n’est jamais venue, mais le message politique, lui, est bien passé.