C’est une claque. Un diagnostic qui sonne comme une sentence irrévocable. “Maladie de Charcot. Incurable. Mortelle. Espérance de vie : deux à trois ans.” Face aux médecins qui, sans détour, lui annonçaient la fin, Jean Lartigues a d’abord cru que tout était fini. Il a ressenti la “pesanteur terrestre” comme jamais auparavant, ce poids qui allait, muscle après muscle, le clouer sur place. Il a été envahi par “la terreur” et un “vertige total”. Car la maladie de Charcot, ce n’est pas seulement la promesse de la mort. C’est la promesse d’un chemin terrible pour y parvenir : un “emmurement vivant” dans son propre corps.

“Dans quoi je suis ? C’est juste pas possible.” C’est la question qui hante quand l’horizon se résume à une paralysie progressive. Aujourd’hui, Jean ne peut plus rien bouger, “rien à part la tête”. Tout est inaccessible. “Je veux me gratter le nez, je ne peux pas”, confie-t-il. Le monde est devenu une “vitrine de pâtissier”, un étalage de désirs et d’actions hors de portée, un passé qu’il voudrait retrouver. La frustration est là, palpable. Mais comme il le dit lui-même, il a “appris à faire autrement”. Car si le diagnostic a été une claque, il a aussi été, paradoxalement, le début d’une autre vie.

Cette maladie, cet “ennemi implacable”, Jean Lartigues a décidé de ne pas la laisser gagner. Pas sur le terrain de la vie intérieure. Au moment du diagnostic, sa plus jeune fille avait 8 ans. Elle en a 16 aujourd’hui. Pour elle, pour ses frères et sœurs, il fallait se battre. Il fallait exister. Cette prise de conscience a été brutale, mais salvatrice. Il décrit ce choc comme “un sacré coup de pied aux fesses” pour le réveiller. Le réveiller d’une routine, d’une vie “confortable” mais peut-être endormie. “Est-ce que c’est véritablement vivre que de rester dans une routine ?”, s’interroge-t-il aujourd’hui.

La réponse, il l’a donnée de la manière la plus spectaculaire qui soit. Au lieu de se recroqueviller sur sa souffrance, il a décidé de se prouver qu’il était “encore capable de quelque chose”. Il a déterré un rêve de gosse, une folie pure : traverser l’Atlantique. Et le miracle s’est produit. Il a trouvé des gens, une équipe, suffisamment fous et bienveillants pour oser “embarquer quelqu’un comme [lui]” pendant cinquante jours sur l’océan.

L’expérience fut d’une dureté physique extrême. “Mon corps n’a plus de muscles”, explique-t-il. “Imaginez une bouteille d’eau sur l’eau, ça bouge dans tous les sens à l’intérieur”. Il a subi chaque vague, chaque mouvement, sans pouvoir compenser. Mais il l’a fait. Il a affronté l’océan, et en revenant, il n’était plus tout à fait le même. Il avait vaincu la première partie du pronostic : la paralysie de l’âme.

Mais l’histoire de Jean Lartigues ne s’arrête pas à cet exploit. Le destin lui réservait ce qu’il appelle lui-même “la chose la plus folle” de cette nouvelle vie. Alors qu’il était prisonnier de ce corps immobile, il est tombé amoureux. Il s’est remarié.

Elle s’appelle Laurence. Elle terminait ses études d’aide médico-psychologique et s’est mise à travailler à ses côtés. C’est une amie qui les a présentés. Et puis, au fil des jours, l’évidence s’est installée. “Un jour, on s’est rendu compte qu’on n’avait plus envie de se quitter. C’est ça nous est tombé dessus tous les deux en même temps.”

Jean est le premier à le reconnaître : “Je n’avais pas tous les atouts en apparence pour la séduire.” La question de la pitié, de la compassion, a forcément été soulevée par l’entourage. Jean la balaye d’un revers de main. “Je pense que si Laurence avait eu ce sentiment de pitié, déjà, je ne l’aurais pas supporté”, dit-il avec force. “Et puis, on ne va pas très loin quand on a juste ce sentiment-là.”

Leur amour, il le sait, est un amour de vérité. “On ne peut pas tricher quand on est dans une situation comme la nôtre. On est tout de suite plongé dans les questions essentielles.” La perspective de la mort, la gestion d’un corps défaillant… “Si quelqu’un est juste dans le superficiel, il ne peut pas être à côté de quelqu’un comme moi.” Pour tenir au quotidien à ses côtés, “s’il n’y avait pas un véritable amour, ça ne fonctionnerait pas.”

Leur mariage a été à l’image de leur histoire : inimaginable pour le commun des mortels. “Quand on se marie, c’est pour le meilleur et pour le pire… Bon, c’est en toile de fond”, s’amuse Jean. “Nous, on se mariait, on savait que le pire était là. Il ne nous restait plus qu’à inventer le meilleur.”

L’annonce de leur union a suscité du bonheur, mais aussi des doutes. La réaction la plus drôle, Jean s’en souvient encore, fut celle de cet ami à qui il a envoyé une photo de sa future femme. “Et là, il s’écrie : ‘Mais en plus, elle est belle !’”. Jean rit. “Oui, effectivement, on a le droit aussi de se marier avec une femme belle quand on est handicapé et malade. C’est possible, il suffit de demander.”

Ensemble, ils ont dû tout réinventer. Y compris la tendresse. Comment témoigner son amour quand on ne peut plus bouger un seul membre ? Jean et Laurence ont trouvé leur langage. “Jamais je n’aurais pu imaginer que, pas deux, on aurait pu se toucher autant alors que je suis immobile.” C’est elle qui devient ses mains, ses bras. “Je lui demande, elle me prend le bras, et elle peut le placer là où j’ai envie de lui témoigner l’amour que j’ai pour elle.” Ils ont leur frustration, l’envie de s’étreindre qu’ils ne peuvent assouvir, mais ils le font “à leur façon”.

Cette vie, cette parenthèse enchantée, n’efface pas la dureté du combat. Jean Lartigues est d’une honnêteté désarmante. “Tous les jours, je me dis que j’aimerais bien être parti, tellement c’est dur.” La loi lui permettrait de demander un arrêt des soins, de sa respiration artificielle. Mais il tient bon. Car si la mort est une pensée quotidienne, la vie l’est tout autant. “En même temps, chaque jour, j’ai une raison de continuer. Il va y avoir une visite, un projet, des messages… J’ai mes enfants qui continuent à grandir et qu’il faut que j’accompagne.”

Vu de l’extérieur, son parcours des huit dernières années “paraît affreux”. Et il l’admet, “ça a été affreux, et ça l’est par bien des côtés.” Mais l’homme qui parle n’est plus celui d’avant la maladie. “J’ai l’impression d’être plus humain aujourd’hui”, dit-il. “D’avoir pu me connecter aussi à la souffrance des autres.”

Croyant, il s’est rendu à Lourdes, “faute professionnelle” pour un malade de ne pas y aller, plaisante-t-il. Il espère encore la guérison. “C’est toujours une option chez moi. Avec toutes les belles surprises que j’ai eues, j’ai appris à considérer que tout est possible.”

Jean Lartigues a transformé sa sentence de mort en une ode à la vie. Il a regardé la mort en face et a choisi de vivre plus intensément que jamais. “Le jour où je partirai,” conclut-il, “je pourrai dire que j’ai accompli une vie humaine totale, complète, dans toutes ses dimensions. Et ça, c’est quelque chose de très beau à vivre.”