Derrière le mythe, il y a l’homme. Derrière l’icône, il y a le père. Et derrière les volutes de fumée d’une Gitane consumée devant les caméras, il y a la réalité crue, souvent sordide, d’un quotidien que personne ne voulait voir. Pendant des décennies, la France a adulé Serge Gainsbourg, le poète maudit, le génie provocateur, l’homme à tête de chou. Parallèlement, elle a vu grandir sa fille, Charlotte, muse fragile propulsée sur le devant de la scène à 12 ans avec un hymne à l’ambiguïté, “Lemon Incest”. Une chanson qui, aujourd’hui encore, suscite le malaise.

Mais que se passait-il vraiment lorsque les lumières s’éteignaient dans l’hôtel particulier de la rue de Verneuil ? Quel prix Charlotte a-t-elle dû payer pour être l’héritière de ce “Gainsbarre” que le public vénérait autant qu’il le détestait ?

Aujourd’hui, à l’âge de la maturité, la parole de Charlotte se libère. Loin de l’image de l’adolescente timide, l’actrice et chanteuse césarisée ose enfin mettre des mots sur les “choses qui la gênaient”. Et ses révélations sont bouleversantes. Elles ne dessinent pas le portrait d’un père aimant et protecteur, mais celui d’un homme autodestructeur qui, dans sa spirale infernale, a emporté son enfant.

“Il me faisait aller trop loin”, a-t-elle confié, une phrase terrible qui résonne comme l’écho douloureux de “Lemon Incest” et du film qui a suivi, “Charlotte for Ever”. Ce tournage, elle le décrit comme un calvaire. “Nous avons vécu ensemble le temps du tournage. C’était compliqué”, avoue-t-elle. La raison ? L’alcoolisme de son père, devenu un monstre incontrôlable. “Il était saoul en permanence. C’est éprouvant à vivre pour une enfant.”

Le mot est lâché : “éprouvant”. Il ne s’agissait plus d’art, de provocation ou de jeu. Il s’agissait de survie. Charlotte, à peine adolescente, a dû inverser les rôles. L’enfant est devenue le parent, la muse est devenue le “flic”. C’est elle-même qui utilise ce terme. “En public, c’était compliqué. Je me transformais en flic sur le tournage, je guettais les écarts.”

Imaginez la scène. Une jeune fille, essayant de se construire, forcée de surveiller son propre père, de compter ses verres, de craindre le dérapage, l’humiliation publique. L’admiration fusionnelle qu’elle lui portait se heurtait de plein fouet à la réalité d’un homme qui se détruisait sous ses yeux. “J’aime mon papa plus que tout, mais j’ai eu du mal à me faire une vie”, confesse-t-elle. Comment se construire quand votre modèle s’effondre ?

Ce “cauchemar”, comme elle le nomme, ne se limitait pas aux portes closes de leur maison ou aux plateaux de tournage. Il la suivait jusque dans la cour de récréation. La célébrité de ses parents, qu’elle n’avait pas choisie, devenait un fardeau. À l’école, les enfants sont cruels, et la provocation de Serge faisait d’elle une cible facile. “Mes parents étaient souvent insultés : ma maman [Jane Birkin] était prise à partie, mon père était considéré comme un drogué.”

Être la fille d’un “drogué” et d’une “pute” (comme les insultes fusaient à l’égard de Birkin), voilà la réalité de l’enfance de Charlotte. Une enfance passée à défendre l’indéfendable, à aimer l’inacceptable.

Mais la “gêne” que Serge lui imposait n’était pas seulement liée à l’alcool. Elle était aussi artistique. Le titre de la vidéo, “ce qu’il lui forçait à faire”, prend tout son sens. Si elle avoue aujourd’hui avoir été “gênée” par “Lemon Incest”, elle raconte aussi d’autres aspects de son éducation. Serge, dans sa volonté de la désinhiber, de la façonner à son image, lui imposait des épreuves psychologiques. L’une d’elles ? La forcer à regarder des films d’horreur. Une anecdote qui peut sembler anodine, mais qui, cumulée au reste, révèle une fascination du père pour le malaise de sa propre fille.

Il la voulait artiste, il la voulait libre, il la voulait “Gainsbourg”. Mais l’a-t-il seulement laissée être une enfant ?

Charlotte Gainsbourg, les confessions d'une artiste du siècle | Les Echos

La relation entre Serge et Charlotte est l’une des plus complexes et des plus fascinantes de l’histoire publique française. C’était une relation “fusionnelle”, comme le reconnaissent tous les témoins, mais aussi “tumultueuse” et “dérangeante”. Il était son pygmalion, elle était son œuvre. Il a écrit ses premières chansons, réalisé son premier film, l’a exposée au monde dans ce qu’elle avait de plus intime et de plus ambigu.

Cette fusion a atteint son paroxysme à la mort de l’artiste, en 1991. Charlotte n’a que 19 ans. “Je pensais que je ne m’en remettrais pas”, dit-elle. L’effondrement est total. Le deuil est impossible. La France pleure son idole, mais Charlotte, elle, a perdu son père. Et cette douleur lui est confisquée. “J’étais tout le temps en réaction à ce que les gens me partageaient”, explique-t-elle. “C’était impossible de se protéger.”

Son deuil devient “morbide”. Elle ne peut même pas se rendre sur sa tombe au cimetière du Montparnasse, prise d’assaut par les fans. Son seul refuge devient la maison de la rue de Verneuil, le sanctuaire de leur vie passée. “J’ai tout de suite voulu racheter la rue de Verneuil, racheter les meubles. Pour que ça bouge pas.” Elle s’y enferme “plus pour se faire du mal” que pour se souvenir, tentant désespérément de “faire comme s’il était encore là”.

Pendant près de 30 ans, elle gardera ce lieu intact, figé dans le temps, rempli des fantômes de son père, de ses cigarettes à moitié consumées, de ses bibelots, de ses odeurs. Un mausolée privé qui l’empêchait d’avancer.

Aujourd’hui, Charlotte Gainsbourg est une femme de 50 ans, une artiste accomplie, une mère. Elle a réussi à se “faire une vie”, malgré le poids de cet héritage. L’ouverture de la “Maison Gainsbourg” au public n’est pas un hasard. C’est l’acte final de sa libération. En partageant son père avec le public, elle s’en détache enfin. Elle accepte l’homme dans sa totalité, le génie comme le “drogué”, le père aimant comme le pygmalion gênant.

Ses confessions ne sont pas un règlement de comptes. Elles sont une tentative de comprendre, de pardonner, et de se réapproprier sa propre histoire. En osant dire “il me faisait aller trop loin”, elle ne détruit pas le mythe ; elle se sauve elle-même. Elle cesse d’être “la fille de” pour devenir simplement, et enfin, Charlotte.