C’est une nouvelle qui résonne comme la fin d’une époque, laissant un vide immense et un goût d’inachevé. Biyouna, de son vrai nom Baya Bouzar, cette voix rauque et inoubliable qui a incarné l’âme populaire algérienne pendant un demi-siècle, s’est éteinte. Loin des feux de la rampe, loin des rires qu’elle savait si bien provoquer, c’est dans le silence aseptisé d’une chambre d’hôpital sur les hauteurs d’Alger qu’elle a tiré sa révérence. Mais au-delà de la perte artistique, c’est la découverte d’un ultime message, griffonné de sa main, qui bouleverse aujourd’hui ses admirateurs et lève le voile sur la tristesse secrète d’une femme que l’on croyait invulnérable.

La Fin Solitaire d’une Grande Dame

 

Le 25 novembre 2025, à 5h43 du matin, l’hôpital deeni Messous est plongé dans le calme de l’aube. C’est là, au troisième étage du service de pneumologie, que le cœur de Biyouna a cessé de battre. Aucun cri, aucun drame public, juste le bip monotone d’un moniteur qui s’arrête. Contrairement à l’image exubérante qu’elle renvoyait à l’écran, sa fin fut d’une discrétion absolue. Elle est partie seule. Sa nièce, prévenue trop tard, n’a trouvé qu’un lit recouvert d’un drap blanc et une radio diffusant faiblement la voix d’Oum Kalthoum.

Cette solitude n’était pas un accident, mais un choix. Biyouna, fatiguée par un cancer du poumon et des complications respiratoires, avait verrouillé sa chambre. Pas de politiques, pas de journalistes, pas de fleurs. Elle qui avait tant donné au public voulait garder pour elle ces derniers instants de vérité. “Quand on a tout donné sur scène, il ne reste plus grand-chose à dire, il faut savoir disparaître proprement”, avait-elle confié prophétiquement en 2021.

“Ceux qui rient ne sont pas toujours heureux”

 

C’est après son départ, dans l’intimité du rangement de ses effets personnels, qu’un détail poignant a émergé. Sur sa table de nuit, une enveloppe. À l’intérieur, pas de testament grandiose, pas de dernières volontés complexes, mais une phrase écrite en arabe, simple et terrible : “Ceux qui rient ne sont pas toujours heureux”.

Ces quelques mots résonnent aujourd’hui comme un testament émotionnel. Ils résument le paradoxe de sa vie : être celle qui amuse la galerie, la “grande gueule” qui ne craint personne, tout en portant en soi une mélancolie incurable. Cette phrase est la clé pour comprendre Biyouna. Derrière le personnage de Madame Aldjeria dans Délice Paloma, cette femme d’affaires véreuse et flamboyante, ou derrière la Fatma de La Grande Maison, il y avait Baya. Une femme sensible, souvent incomprise, qui utilisait l’humour comme un bouclier contre la dureté du monde.

Une Vie à Contre-Courant

 

Pour saisir la portée de cette perte, il faut remonter le fil d’un destin hors normes. Née dans le quartier populaire de Belcourt en 1952, Biyouna n’était pas destinée à suivre les sentiers battus. Très tôt, elle choisit la liberté. À 17 ans, elle danse dans les cabarets d’Alger, bravant les interdits d’une société conservatrice qui la juge “scandaleuse”. Elle fume, elle parle fort, elle vit.

Cette liberté lui coûtera cher. Critiquée, parfois censurée, écartée des plateaux télévisés parce qu’elle refusait de “réciter des slogans”, elle n’a jamais courbé l’échine. “Je ne crois pas aux barbes qui veulent nous faire taire”, lancera-t-elle courageusement en 2002, s’attirant les foudres des radicaux. Biyouna était un ovni, un trait d’union turbulent entre la tradition et la modernité, entre l’Algérie et la France.

Sa carrière, jalonnée de hauts et de bas, est celle d’une résiliente. Quand l’Algérie lui fermait ses portes, la France l’accueillait, fascinée par cet “ovni franco-algérien”. Mais même là, elle refusait les cases. Trop typée pour certains, trop libre pour d’autres, elle imposait sa présence physique et vocale, transformant chaque rôle en performance inoubliable.

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Jusqu’au bout, Biyouna est restée fidèle à sa ligne de conduite : l’authenticité. Alors que son état de santé déclinait, elle a orchestré sa sortie avec une rigueur militaire. Son testament déposé chez un notaire est clair : aucun hommage national, aucune retransmission télévisée, aucun discours officiel. Elle a refusé d’être récupérée par ceux qui l’avaient marginalisée de son vivant.

Elle a même décliné des projets de réédition de ses œuvres ou des documentaires posthumes. Sa famille, respectant scrupuleusement ses vœux, s’est opposée à toute glorification. Biyouna voulait partir comme une femme du peuple, simplement. Son enterrement au cimetière d’El Alia s’est fait dans l’intimité, loin des fastes d’État, avec pour seule marque une plaque blanche portant son nom et ses dates. Une sobriété qui contraste violemment avec l’empreinte géante qu’elle laisse dans la culture maghrébine.

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Le Silence comme Héritage

 

Aujourd’hui, alors que les hommages spontanés fleurissent sur les réseaux sociaux et que la jeunesse redécouvre ses répliques cultes sur TikTok, une question demeure. Avons-nous su l’aimer à sa juste valeur ? Avons-nous vu la femme derrière le rire ?

Le message retrouvé sur sa table de nuit nous oblige à un examen de conscience. Il nous rappelle que les artistes qui nous divertissent portent souvent des fardeaux invisibles. Biyouna n’était pas seulement une amuseuse publique ; elle était une observatrice lucide et parfois amère de la comédie humaine.

En choisissant de mourir dans le noir complet, en refusant l’oxygène pour abréger les souffrances et en interdisant les pleurs publics, Baya Bouzar a réussi son ultime performance : celle de nous laisser face à notre propre silence. Elle n’est plus là pour faire du bruit, pour déranger, pour faire rire. Il ne reste que ses œuvres et cette petite phrase griffonnée, testament d’une âme qui a ri pour ne pas pleurer.

Adieu Biyouna. Tu as voulu partir sans fracas, mais ton silence fait aujourd’hui plus de bruit que toutes les ovations que tu as reçues. Repose enfin, toi qui as tant fatigué ton cœur à essayer d’alléger le nôtre.