Hugues Aufray. Ce nom évoque instantanément des mélodies entraînantes, des feux de camp sur la plage, et cette voix rocailleuse, presque éternelle, qui chante “Santiano” ou “Céline”. À l’aube de ses 96 ans, le troubadour à l’allure d’éternel jeune homme semble avoir traversé le siècle avec une légèreté déconcertante. Pourtant, derrière la guitare et le sourire bienveillant, se cache un homme façonné par des douleurs indicibles. Aujourd’hui, au crépuscule de sa vie, il accepte enfin de baisser la garde. Ce qu’il révèle n’est pas le récit d’une gloire facile, mais la confession bouleversante d’une existence bâtie sur des ruines, des hontes d’enfance aux deuils impossibles, jusqu’à cet amour de l’ombre qu’il a enfin mis en lumière.

Il y a des artistes dont la légende dépasse l’homme, et Hugues Aufray est de ceux-là. Mais pour comprendre la profondeur de ses chansons, il faut plonger dans les abîmes qu’il a côtoyés. “Souvent, c’est à cause des gens qu’on perd des amis”, chantait-il. En réalité, c’est la vie elle-même qui s’est chargée de lui arracher ceux qu’il aimait, le laissant seul survivant d’une famille marquée par le destin.

L’Enfance Volée et la Honte Secrète

Avant d’être l’idole des jeunes, Hugues Aufray a été un enfant brisé. Né dans une famille privilégiée, entre une mère issue de la noblesse et un père industriel, le décor semblait parfait. Mais derrière les portes closes de la maison familiale, le petit Hugues vivait un enfer silencieux.

Il révèle aujourd’hui un traumatisme longtemps tu : l’énurésie. Jusqu’à l’âge de 15 ans, il a souffert de cette incontinence nocturne, se réveillant chaque matin dans la honte, incapable de dissimuler cette “faille”. Alors que ses frères partaient fièrement à l’école, lui restait accroché aux jupes de sa mère, isolé, se sentant déjà en échec avant même d’avoir commencé à vivre. Ajoutons à cela une dyslexie non diagnostiquée et le stigmate d’être gaucher à une époque où l’on forçait les enfants à “rentrer dans le rang”, et l’on comprend mieux la solitude qui a forgé son caractère. La musique n’était pas une vocation, c’était une bouée de sauvetage, le seul moyen de transformer ses pleurs en quelque chose de beau.

Le Spectre de Francesco : La Voix de la Douleur

Mais la blessure originelle, celle qui ne s’est jamais refermée, porte un nom : Francesco. Son frère aîné, son modèle, celui qui remplaçait un père souvent absent. Francesco, c’était la lumière, la voix d’opéra, la passion pure.

Le drame survient en 1955, à Montréal. Francesco tombe fou amoureux d’une jeune femme de Hong Kong. Un amour sincère, absolu, mais brisé net par le racisme et les conventions sociales : la famille de la jeune femme refuse catégoriquement qu’elle épouse un Européen. Pour Francesco, être sensible et intransigeant, ce rejet est une condamnation à mort. À 27 ans, il met fin à ses jours.

Pour Hugues, c’est l’effondrement. Le choc est tel qu’il perd littéralement l’usage de sa parole. Pendant des mois, il reste muet, étranglé par le chagrin. C’est de ce silence forcé, de cette gorge nouée par les larmes, que naîtra sa voix si particulière. Ce timbre brisé, voilé, qui fera son succès, n’est autre que la cicatrice auditive du suicide de son frère. Quand il chante “Céline” des années plus tard, le public entend une chanson d’amour ; Hugues, lui, pleure Francesco. “Les gens ne pouvaient pas imaginer que je pensais à mon frère”, avoue-t-il aujourd’hui. Chaque note est un hommage à ce fantôme qui ne l’a jamais quitté.

La Malédiction Familiale et la Mort de Pascale

Comme si le sort s’acharnait, la tragédie frappe à nouveau en 2000. Sa sœur, l’actrice Pascale Audret, meurt brutalement dans un accident de voiture dans le Lot. Elle avait 64 ans. Pascale, c’était sa complice artistique, celle qui avait partagé ses rêves de bohème.

La perdre fut un coup de poignard qui rouvrit toutes les plaies. Hugues se retrouvait seul, dernier témoin d’une fratrie décimée. Visiter sa tombe en Ardèche est devenu un pèlerinage douloureux, le rappel constant que la gloire ne protège de rien. “La mort n’est injuste que lorsqu’elle frappe les jeunes”, dit-il avec une résignation glaçante, lui qui a dû survivre à tous les siens.

L’Amour dans l’Ombre : 20 Ans de Silence

Si la mort a marqué sa vie, l’amour a aussi été une source de tourments et de secrets. Marié très jeune à Hélène Faure, Hugues Aufray avoue sans détour ne pas avoir été un “bon mari”. Absorbé par sa carrière, les tournées, les aventures, il a délaissé son foyer. Mais marqué par le divorce de ses propres parents, il s’était juré de ne jamais divorcer.

Il a donc vécu une double vie, ou plutôt, deux vies parallèles. En 2005, il rencontre Muriel Megevand dans un TGV. Elle est jeune, elle a 45 ans de moins que lui. C’est le coup de foudre. Mais Hugues est un homme d’honneur à l’ancienne, prisonnier de ses principes. Alors, Muriel accepte l’inacceptable : vivre dans l’ombre.

Pendant près de 20 ans, elle sera sa compagne cachée, sa muse invisible. Ce n’est qu’en septembre 2023, après le décès d’Hélène, qu’il l’épouse enfin. À 94 ans. “Muriel mérite cette robe blanche… Elle a vécu dans mon ombre pendant 20 ans. Aujourd’hui, je veux qu’elle soit dans la lumière”, confie-t-il, la voix tremblante d’émotion et de regret. Ce mariage tardif n’est pas un caprice de vieillard, c’est un acte de réparation, une ultime tentative de remettre de l’ordre dans une vie sentimentale chaotique.

Ruiné mais Debout

Et comme si les drames affectifs ne suffisaient pas, Hugues Aufray confesse une autre vérité crue : il n’est pas riche. L’homme aux millions de disques vendus a été “naïf”. “On m’a trompé toute ma vie”, lâche-t-il. Il a fait confiance aux mauvaises personnes, confiant ses intérêts à des escrocs qui l’ont dépouillé.

Il a dû vendre sa maison historique de Marnes-la-Coquette, non pas pour flamber, mais pour aider ses enfants. Loin de s’en plaindre, il y voit une philosophie : la richesse corrompt, la simplicité sauve. Même après un grave accident de voiture récent qui l’a laissé physiquement diminué, contraint parfois au fauteuil roulant, il continue.

Pourquoi ? Parce que s’arrêter, c’est mourir. À 96 ans, Hugues Aufray ne chante plus pour la gloire. Il chante pour faire taire les fantômes, pour honorer Muriel, pour se souvenir de Francesco et Pascale. Il chante parce que c’est la seule façon qu’il a trouvée de rester vivant au milieu des décombres. Son aveu final est celui d’une humanité bouleversante : derrière l’icône, il n’y a qu’un homme qui a eu peur, qui a eu froid, et qui a cherché toute sa vie un peu de chaleur dans le regard des autres.