Pendant qu’à l’Élysée, les dorures et les sourires de circonstance célèbrent la traditionnelle galette des rois, dans la rue, une autre France gronde. Une France qui sent la farine, la sueur et de plus en plus, le désespoir. Ce ne sont pas deux mondes qui s’ignorent, ce sont deux réalités qui entrent en collision frontale. D’un côté, un discours présidentiel policé parlant de “souveraineté”, de “bien manger” et de la “révolution de l’apprentissage”. De l’autre, des artisans, boulangers, pâtissiers, au bord des larmes, la calculette à la main et la corde au cou.

Leur cri est unanime et brutal : “Vous êtes en train de tuer la France !” Ce n’est pas une figure de style. C’est un constat glacial, dressé par ceux qui se lèvent à 3 heures du matin pour que le pays ait du pain frais.

Le cœur du drame tient en quelques chiffres, si absurdes qu’ils en deviennent terrifiants. Un boulanger, le visage marqué par la fatigue et la colère, sort ses comptes. “Aujourd’hui, moi j’ai 20 000 € d’électricité par an. Je passe à 95 000 €”, lâche-t-il. Le silence qui suit pèse une tonne. “Est-ce que les gens se rendent compte ? Combien il faudrait qu’on vende la baguette ?”

La question reste en suspens, car la réponse est impensable. Il faudrait répercuter 75 000 € d’augmentation sur le nombre de produits vendus. “C’est ingérable”, conclut-il, la voix brisée. “Aujourd’hui, les gens peuvent penser que si on augmente, c’est pour gagner plus d’argent. Non ! C’est simplement pour arriver à stabiliser les dépenses.”

Un autre artisan, à ses côtés, renchérit : “Aujourd’hui, on travaille pour rien.” Cette phrase, terrible, résume le quotidien de milliers de patrons de TPE. “On paye nos ouvriers, on paye ce qu’on a à payer, notre matière première, les remboursements. Mais nous, aujourd’hui, on travaille sans salaire.” Il va plus loin dans l’horreur économique : “Le fioul, j’ai triplé. De 600, je suis passé à 1800 toutes les 5 semaines.” Il fait ses comptes à voix haute, comme pour exorciser le cauchemar. “Je sors où le pognon, moi ?”

La déconnexion entre le sommet de l’État et la base est totale. Tandis que le président Macron assure que “sur la question de l’énergie, je crois pouvoir dire qu’on est sorti du pire”, les artisans, eux, sont “dans le brouillard”. Ils n’ont “aucune perspective à moyen terme, court terme”. Pour eux, l’échéance n’est pas la prochaine élection, c’est la fin du mois. “Demain, je vais peut-être fermer mon entreprise parce que je ne vais pas pouvoir payer mes factures d’électricité”, avoue l’un d’eux, au bord des larmes.

La colère n’est pas seulement dirigée contre les prix, mais contre le système que ces artisans jugent opaque et injuste. “Arrêtez d’indexer l’électricité sur le prix du gaz !”, s’insurge un boulanger. “Arrêtez de vendre notre électricité à vos copains qui nous la revendent cinq ou six fois plus cher et qui produisent rien !” L’accusation est grave, elle vise directement la politique énergétique du gouvernement, perçue non plus comme une mauvaise gestion, mais comme une trahison organisée.

Le discours présidentiel sur la “France de faiseurs” et la valorisation de l’apprentissage résonne comme une insulte cruelle aux oreilles de ces hommes. Le président encourage les jeunes ? Très bien. Mais quel avenir leur proposent-ils ? Un artisan, venu manifester avec ses propres apprentis, pose la question qui tue : “Qu’est-ce que j’apprends à mon apprenti à l’heure qu’il est ? Je l’ai emmené. Qu’est-ce que je lui apprends ? ‘Tu vas en crever de ton métier’ ?”

Un autre, patron de sa deuxième entreprise à 52 ans, résume l’absurdité de sa situation : “Je travaille 18 heures par jour pour ne pas pouvoir vivre, alors qu’on demande aux ouvriers de travailler 35 heures. J’en fais 90 par semaine parce que je suis patron, pour payer les factures d’énergie.”

L’amertume est d’autant plus profonde que ces mêmes artisans étaient qualifiés “d’essentiels” en 2020, lors de la pandémie. “En 2020, on était essentiels. Fallait ouvrir, fallait recevoir tous les malades, fallait qu’on investisse dans du plexi, qu’on leur mette du gel”, se souvient l’un d’eux avec dégoût. “Tout ça pourquoi ? Pour qu’en 2023, on nous dise ‘Bon ben mec, merci, salut’.”

Pendant que leur monde s’écroule, la reconnaissance par l’UNESCO de la baguette française comme patrimoine immatériel sonne faux, comme une ultime provocation. “À l’Élysée, on parle de la baguette UNESCO. Dans la rue, on parle de la mort du métier”, résume un manifestant. La fierté nationale est balayée par l’urgence de la survie.

Face à ce mur d’incompréhension, la tentation de l’exil grandit. C’est peut-être là le symptôme le plus grave de la maladie qui ronge le pays. “Au mois de juin, si ça continue, je dépose le bilan”, prévient un artisan. “Et je remonte un autre truc hors pays européen. En dehors de l’Europe.” Il ajoute, avec une tristesse infinie dans la voix : “Je pense que je gagnerai mieux ma vie ailleurs.” Un autre confirme : “On ira faire notre métier à l’étranger et on sera plus valorisé qu’en France. C’est triste. C’est grave.”

Le dialogue de sourds est total. Quand le président parle de “méritocratie” et de “gravir les échelons”, les artisans voient leurs comptes bancaires plonger dans le rouge. Quand le gouvernement met en avant des “guichets” d’aide, les artisans répondent qu’ils sont injoignables et que les réponses ne correspondent pas aux promesses.

Le cri de colère devient un appel au secours, mais aussi un ultimatum politique. “Vous voulez mettre à genou l’économie russe ?”, lance un boulanger en référence au ministre de l’Économie, “Mais c’est celle de la France que vous êtes en train de mettre à genou !”

La conclusion est sans appel, d’une violence verbale qui traduit l’ampleur du désespoir. À la question de savoir ce qu’il faudrait faire pour sauver la France, la réponse d’un artisan fuse, glaciale : “Pour la sauver, il faudrait que vous partiez.”

Pendant ce temps, à l’Élysée, la galette est coupée. Mais dans la rue, la faim de justice est immense. La France des “faiseurs” ne demande pas la charité. Elle demande simplement à payer le juste prix de l’énergie que l’État lui-même produit, pour pouvoir continuer à faire ce qu’elle a toujours fait : nourrir le pays.