“Quand on vous prête de l’argent, il faut le rendre.” La phrase résonne dans l’enceinte feutrée du Sénat. Elle pourrait être tirée d’une fable de La Fontaine, mais elle est prononcée par un homme qui pèse des milliards : Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies. Convoqué pour une audition qui s’annonçait tendue, le dirigeant s’est livré à un exercice d’équilibriste de haute voltige, oscillant entre la défense de son bilan, la critique de l’administration française, et ce qui a été perçu par beaucoup comme une menace à peine voilée.

L’ambiance était électrique. Face aux sénateurs, le patron du géant énergétique n’était pas venu pour faire de la figuration. Son objectif : justifier la stratégie de TotalEnergies, ses profits colossaux, et surtout, sa gestion des aides publiques et de l’emploi en France. Le “grand oral”, tel que le décrit le narrateur de la vidéo qui a capturé ces échanges, s’est rapidement transformé en une joute verbale où chaque mot comptait.

Le “Principe Simple” du Capitalisme selon Pouyanné

Interrogé d’emblée sur la question sensible des aides d’État, Patrick Pouyanné a d’abord surpris son auditoire en adoptant une posture de capitaliste “cohérent”. Loin de réclamer des subventions à fonds perdus, il a exposé sa propre doctrine : “Moi je pense que l’État est légitime lorsqu’une entreprise ne va pas bien à intervenir temporairement”, a-t-il lancé, citant les exemples de PSA ou d’Air France.

Mais il a immédiatement posé une condition, un “principe simple” qui, selon lui, devrait régir le libéralisme. “S’il y a retour à bonne fortune, il faut les rendre.” Une idée qu’il a développée en suggérant des “clauses de retour à bonne fortune”, comparant l’intervention de l’État à une “avance remboursable”. “On vous avance de l’argent pour passer les temps durs. Et bien si ça va bien […] vous rendrez l’argent.”

Cette position, en apparence pleine de bon sens, est une manœuvre stratégique. En se présentant comme un partisan de la responsabilité, Pouyanné désamorce les critiques sur l’assististanat des grandes entreprises. Il se pose en partenaire de l’État, un partenaire qui préserve des emplois en temps de crise, mais qui s’attend à ce que les règles du jeu soient claires et, surtout, libérales.

La Bureaucratie, l’Ennemi Commun ?

Cependant, la lune de miel théorique n’a pas duré. Lorsque la discussion s’est portée sur des cas concrets, le ton a changé. Le narrateur de la vidéo parle d’un “dialogue de sourds”, où une question simple sur les aides se transforme en “cours magistral sur la différence entre une subvention et un crédit d’impôt”.

Et c’est là que Pouyanné a dégainé sa première critique, non pas contre les sénateurs, mais contre la machine administrative française. “C’est de la poudre de perlimpinpin”, s’est-il exclamé en évoquant ses démarches pour l’installation de bornes de recharge. “Je dois aller à quatre guichets”, a-t-il déploré. “Plan de relance, appel de projet ADEM, programme Advenir, et l’Europe… Quatre guichets pour le même objet, pour recevoir 15 millions ! Je pense qu’on pourrait de temps en temps simplifier.”

Cette sortie, presque un cri du cœur, est habile. En se plaignant de la complexité administrative, le PDG de TotalEnergies se place du côté des “gens qui font”, exaspérés par la bureaucratie. Il humanise sa position et renvoie l’image d’un entrepreneur pragmatique freiné dans son élan par un système kafkaïen. Une plainte qui, ironiquement, trouve un écho certain chez de nombreux citoyens et petits entrepreneurs.

Le Coup de Maître : Le Crédit d’Impôt qui Profite à la Chine

Mais le moment le plus révélateur de la stratégie de Pouyanné fut sans doute son analyse du crédit d’impôt sur les carburants aériens durables (SAF), voté dans le PLF 2025. Avec un respect presque ironique pour les parlementaires (“j’ai le grand respect pour vos parlements”), il a pointé du doigt une faille béante dans la loi.

“Vous avez juste oublié de dire dans cet article qu’il serait bien que les carburants […] soient produits en France ou en Europe”, a-t-il méthodiquement expliqué. “On vous l’a dit, nous vous l’avons suggéré, ça n’a pas été fait.” La conséquence ? “Aujourd’hui, ils viennent de Chine, ils viennent des États-Unis.”

Le coup est brillant. En une seule intervention, Patrick Pouyanné renverse la table. Le PDG de la multinationale, souvent accusé de ne pas jouer le jeu national, se transforme en défenseur de l’industrie française et européenne. Il n’est plus l’accusé, il est celui qui avait prévenu. Il plaide pour des “aides liées à une localisation”, se posant en patriote économique face à des législateurs jugés naïfs ou inattentifs. Le message est clair : TotalEnergies veut bien investir en France, mais il faut que l’État suive et protège son propre marché.

La “Menace Subtile” et le Cas Explosif de Grand Puit

L’audition a atteint son point de tension maximale lorsque le débat s’est déplacé sur le terrain social. Le narrateur de la vidéo qualifie ce moment de “subtil” : “Le PDG explique gentiment que si la France n’est pas coopérative, les actionnaires, eux, n’ont pas de frontière.”

Cette phrase, lourde de sous-entendus, a été suivie par l’affrontement direct sur le cas de la raffinerie de Grand Puit. Un sénateur lance le chiffre de “700 postes supprimés”. La réaction de Pouyanné est immédiate, presque épidermique. “Non, non, non, non ! […] Ils étaient 460, ils sont 250.” Le PDG conteste fermement, refuse de se laisser enfermer dans une “bataille de chiffres”, bien que le sénateur maintienne sa position, incluant les emplois indirects.

Le véritable enjeu est ailleurs. Le sénateur demande si, au vu de cette restructuration, il ne faudrait pas remettre en question les aides publiques, comme le CICE, perçues par le site. La réponse de Patrick Pouyanné est un “non” catégorique. “La réponse est non. Il n’y a pas… on ne peut pas faire de liens comme ça.”

Il justifie alors sa position en séparant les décisions de gestion d’un site des performances globales du groupe. Interdire le versement de dividendes à l’ensemble du groupe parce qu’un site est restructuré ? “Je vois pas comment ça serait… ça serait contreproductif.” C’est ici que le fossé entre la logique d’une multinationale, répondant à ses actionnaires, et les attentes des citoyens et des élus, attachés à l’emploi local, devient un gouffre.

Pour Pouyanné, la restructuration de Grand Puit est l’une de ces “décisions les plus difficiles” pour un PDG, une décision nécessaire pour la survie et la transformation de l’entreprise vers les “biocarburants”. Pour le sénateur, et pour une partie de l’opinion, c’est le symbole d’une entreprise qui touche des aides publiques, supprime des emplois, et distribue des dividendes records.

Le Bilan : Un Gagnant, des Perdants ?

L’audition s’est achevée sur ce constat de désaccord profond. Le narrateur de la vidéo conclut avec une ironie mordante : “Faisons le bilan. Le PDG de TotalEnergies a de très bons résultats. Pour les citoyens, le bulletin est un peu moins bon.”

Patrick Pouyanné a-t-il “avoué tout”, comme le titre de la vidéo le suggère ? Il a surtout avoué sa doctrine : un mélange de libéralisme assumé, de pragmatisme industriel, et une défense inflexible des intérêts de ses actionnaires. Il a habilement joué sur plusieurs tableaux, se montrant tour à tour responsable (“il faut rendre l’argent”), victime (“quatre guichets”), patriote (“produire en France”) et manager implacable (“la réponse est non”).

Cette audition au Sénat restera comme un moment de vérité brutal sur la relation complexe entre l’État français et ses géants industriels. Elle expose les limites de l’action politique face à une multinationale dont les capitaux et les intérêts “n’ont pas de frontière”. Si le bilan de TotalEnergies est florissant, celui de la souveraineté industrielle et de l’emploi local semble, lui, bien plus contrasté. Le “grand oral” est terminé, mais les questions, elles, demeurent. Et elles sont plus brûlantes que jamais.