Bienvenue dans l’arène. Pas celle des gladiateurs, mais celle, tout aussi impitoyable, des plateaux de télévision. Ici, le sang n’est pas versé, mais les mots sont des lames et les gestes, des coups de poignard. Ce soir-là, nous avons assisté à une nouvelle représentation magistrale de ce que la politique est devenue : un “grand théâtre”, une super-production où le scénario importe moins que le jeu d’acteur, où une poignée de main refusée peut éclipser l’avenir de millions de Français.

Sur la scène, deux protagonistes que tout oppose : Jordan Bardella, le “jeune loup” du Rassemblement National, et Mathilde Panot, la voix de la France Insoumise. Au centre de la table, un sujet explosif : une réforme majeure, probablement celle des retraites, et la “brutalité” d’une politique économique jugée déconnectée des réalités. Le décor est planté. Le drame peut commencer.

Acte I : La guerre des mots, l’offensive du “cynisme”

Le premier à dégainer est Jordan Bardella. Il a choisi son arme avec soin. Ce ne sera pas un chiffre, pas une statistique, mais un mot. Un seul mot, chargé d’émotion et de reproche : “cynique”.

“J’ai choisi le mot cynique”, lance-t-il, le regard caméra, tel un “poète maudit du 19e siècle” déclamant sa complainte. Le choix est stratégique. Il ne s’attaque pas à la technique de la réforme, il s’attaque à sa morale, à l’intention de ceux qui la portent. Il se fait le porte-voix de “millions de Français” qui partageraient ce sentiment.

Son réquisitoire est précis, il dépeint une France au bord de l’asphyxie. Il parle d’un “gouvernement qui vit hors des réalités populaires”, pire, qui mène une “guerre sociale contre le peuple français”. Il égrène les maux du quotidien, ces petites angoisses qui deviennent de grandes détresses : “les gens qui nous regardent ce soir ont des difficultés au quotidien”, “de plus en plus de mal à payer leur facture d’électricité”, “d’énergie”, “de mettre du carburant dans leur voiture”. Il évoque les “faillites en cascade” des artisans et commerçants face à des prix “exorbitants”.

L’estocade est portée lorsque, face à ce tableau apocalyptique, il oppose la réponse du gouvernement : “la priorité est que vous travaillez […] davantage”. C’est là que le mot “cynisme” prend tout son sens. Il dénonce une réforme qui “répartit injustement l’effort”, demandant à “ceux qui ont commencé très tôt de travailler encore plus”.

L’attaque est puissante. Elle est visuelle, émotionnelle. Bardella a réussi son premier acte : il a planté le décor d’une France souffrante, trahie par une élite indifférente. Il propose même ses “solutions” alternatives, la “relance de la natalité” et de “l’emploi”, avant que le rideau ne tombe sur ce premier acte. Le public est captivé, le débat de fond semble lancé. Mais c’était sans compter sur la magie de la télévision.

Acte II : Le coup de théâtre, la main refusée

Alors que les téléspectateurs s’attendent à une réponse chiffrée d’Olivier Véran, représentant du gouvernement, l’animateur, en “génie du drame”, décide de changer de scénario. D’un revers de main, il balaie l’économie, la réforme, les factures d’électricité. “Fini l’économie place à l’humain”, lance-t-il, “aux vrais problèmes de la société française : une poignée de main”.

Le projecteur se braque alors sur Mathilde Panot. Le ton est inquisitoire. “Juste une chose qu’on a remarqué […] vous avez refusé de serrer la main de Jordan Bardella ? Pourquoi ?”.

Le “coup de théâtre” est total. On ne parle plus de la vie des Français, mais d’un geste d’humeur en coulisses. Mathilde Panot ne se dérobe pas. Elle assume. Sa réponse est une déclaration de principe, une ligne rouge tracée au sol : “Parce que je considère que le Rassemblement national ne sera jamais un parti comme les autres”.

Le débat vient de basculer. Il n’est plus question de politique sociale, mais de “cordon sanitaire”. Bardella, cible de cette attaque symbolique, encaisse. Mais le “jeune loup” sait que l’arène médiatique a ses propres règles. Il ne répond pas sur le fond de l’accusation. Il contre-attaque par une esquive, une diversion tactique. “Vous avez serré la main de monsieur Verrand ?”. Panot répond “Non”, Bardella feint l’incompréhension : “Ah d’accord donc vous serrez la main à personne c’est ça ?”.

Panot tente de recentrer, de parler à son autre interlocuteur, mais il est trop tard. Bardella a senti l’ouverture. Il a la “petite phrase qui tue”, celle qui fera les gros titres, celle qui transforme un geste de défiance en faiblesse politique. Il la regarde et lâche, avec un calme dévastateur : “ben pour rassembler une majorité de Français ça va être très compliqué”.

Touché. Le round est terminé. Comme le souligne le commentateur, Bardella “remporte ce ronde par chaos technique sur la politesse”. Le fond est mort, vive le spectacle.

Acte III : Le triomphe du vide

Le constat final est sans appel. “D’un côté une réforme qui impactera l’avenir de millions de Français de l’autre une poignée de main qui n’a jamais existé. Devinez quel sujet a remporté le débat ?”.

C’est là tout le paradoxe et, peut-être, toute la tragédie de notre époque. La complexité d’une réforme des retraites, l’injustice ressentie par ceux qui ont commencé “très tôt”, la réalité des “factures exorbitantes”, tout cela a été balayé, évacué, en moins de trente secondes, au profit d’un micro-drame relationnel.

Ce n’est pas un hasard, c’est une mécanique. L’animateur, en choisissant de mettre en lumière ce non-événement, a fait ce que la télévision fait de mieux : elle a simplifié. Elle a transformé un débat idéologique complexe en une querelle de cour de récréation. C’est plus facile à comprendre, plus “humain”, plus télégénique.

Le “grand théâtre de la politique” a ses propres codes. Il se nourrit de “coups de théâtre”, de “petites phrases” et de confrontations directes. Dans cet écosystème, le fond est un bruit de fond, la forme est le message. Bardella l’a compris en choisissant un mot-choc (“cynique”) plutôt qu’une démonstration technique. Panot l’a démontré en choisissant un geste-choc (la main refusée) plutôt qu’en attendant de débattre sur les chiffres.

Le commentateur nous invite à continuer d’observer ces “spécimens rares dans leur habitat naturel”. L’image est cruelle. Elle déshumanise les acteurs politiques pour en faire des bêtes curieuses, et elle dépolitise le débat pour en faire un divertissement. “Le spectacle lui est permanent”, conclut la voix-off.

Permanent, oui. Mais pendant ce temps, les “difficultés au quotidien” des Français, elles, ne sont pas un spectacle. Elles sont une réalité. Une réalité qui, ce soir-là, a été sacrifiée sur l’autel de l’audimat et de la petite phrase. Le rideau tombe. Les lumières s’éteignent sur le plateau. Les factures, elles, restent à payer.