Pierre Richard, un nom qui évoque instantanément le rire, la légèreté et une maladresse attachante, a toujours incarné à l’écran un personnage de “grand blond” souvent perdu dans les méandres de sa propre distraction. Mais derrière cette façade comique, se cache une personnalité d’une richesse et d’une complexité insoupçonnées, que l’acteur de 91 ans a accepté de dévoiler dans une interview fleuve, pimentée d’anecdotes aussi folles qu’émouvantes. Loin des clichés, Pierre Richard se révèle être un “pessimiste joyeux” et un observateur avisé d’un monde en pleine mutation, dont la vie a été une succession de contrastes saisissants.

Le Mythe de la Maladresse : Une Illusion Maîtrisée à la Perfection

L’une des premières révélations de l’acteur est sans doute la plus déconcertante pour ses fans : Pierre Richard n’est pas maladroit dans la vie. « Au contraire, je suis très adroit, particulièrement adroit même, » confie-t-il. Il explique que pour jouer la maladresse à l’écran, il faut une précision chirurgicale, une parfaite maîtrise du geste pour le rater au bon moment. « Si vous êtes maladroit, vous ratez votre maladresse, » dit-il avec son sens aigu de la formule. Cette précision dans l’art de simuler l’incompétence est la clé de son succès dans des rôles comme celui du “Distrait” ou du “Grand Blond avec une chaussure noire”.

Cannes rend hommage à Pierre Richard, clown sensible du cinéma français

Cette distinction entre le personnage et la personne a donné lieu à des situations cocasses. L’acteur raconte l’histoire d’un chauffeur de taxi, persuadé de sa distraction naturelle, qui lui pose la fameuse question : « Monsieur, êtes-vous aussi distrait dans la vie que dans vos films ? ». Pierre Richard, exaspéré par cette question maintes fois répétée, répond par la négative, tentant d’expliquer que sa distraction n’était qu’un rôle. Il quitte le taxi, et à peine a-t-il ouvert la porte de son immeuble qu’il entend le chauffeur frapper à la vitre : « Monsieur, vous avez oublié votre valise ! ». Une anecdote qui, paradoxalement, renforce le mythe, mais que l’acteur narre avec un humour teinté d’autodérision. Pour lui, être distrait ne signifie pas ne penser à rien, mais plutôt avoir « d’autres essentiels ». Son esprit, il l’avoue, est souvent ailleurs, dans le rêve, loin des « choses basiques » qui ne l’intéressent pas.

Une Enfance Contraste : Du Château à la Rébellion Jazz

L’enfance de Pierre Richard, né Pierre Richard Charles Léopold Defays en 1934 à Valenciennes, est loin d’être celle que l’on pourrait imaginer pour un futur comique. Il grandit dans une famille aristocratique, dans un château. « Mon grand-père était polytechnicien, mon oncle était politicien, mon cousin était politicien, et moi, j’étais rien, » se souvient-il. Cette vie de château, avec maître d’hôtel et dîners mondains, est marquée par un certain ennui et des codes rigides qui l’étouffent. Il décrit une vie “serrée”, même s’il ne nie pas l’originalité de ce quotidien. C’est dans ce cadre qu’il apprend, dès l’âge de 11 ou 12 ans, la tirade du nez de Cyrano de Bergerac, qu’il déclame devant les invités, prémices involontaires de sa future carrière d’acteur.

Mais la rébellion ne tarde pas. Loin des attentes familiales, le jeune Pierre se passionne pour le jazz. Il monte un orchestre avec des copains, et pour répéter, il s’enferme dans sa tourelle, trompette à la main, pour ne pas être entendu. L’orchestre finit par décrocher un contrat, obligeant l’adolescent à des escapades nocturnes rocambolesques. Chaque soir, vers 23h, il fait le mur du château, évitant le gardien et son chien, pour aller jouer du jazz jusqu’à deux heures du matin. C’est au cours de ces aventures qu’il découvre, à 12 ou 13 ans, l’existence d’un bar à Valenciennes qui s’avère être un “bordel”, où il joue sans en mesurer d’abord la portée. Une anecdote surréaliste qui témoigne de son esprit d’aventure et de sa soif de liberté.

La Guerre, Son Grand-Père Italien et la Vocation

Je serai très heureux" : Ce projet inattendu et très enthousiasmant pour  Pierre Richard, à 90 ans

La Seconde Guerre Mondiale, paradoxalement, représente pour Pierre Richard « les plus belles années de [sa] vie ». Cette période de chaos lui offre une liberté qu’il n’avait jamais connue. Son grand-père italien, Argimiro Pauli, immigré parti à pied d’Ancône pour trouver du travail en France, l’emmène avec sa mère dans un petit village de Bourgogne. Là, il vit une vie de “petit sauvageon,” pieds nus, explorant les bois avec un petit mouton qu’il a élevé et pêchant pour manger. C’est une période d’insouciance et de connexion à la nature, loin des contraintes de sa vie aristocratique.

Ce grand-père italien joue un rôle déterminant dans sa vocation. Sur son lit de mort, il prédit à sa mère que Pierre serait le seul de ses petits-enfants à “réussir dans la vie”. Une prophétie qui va doper l’acteur et le pousser à persévérer malgré les doutes. C’est d’ailleurs ce même grand-père qui lui a transmis, selon lui, cette soif de vivre et cette capacité à se relever après chaque chute.

La découverte de sa vocation artistique se fait de manière inattendue. Pour échapper au lycée et aux attentes familiales, le jeune Pierre, sous son vrai nom de Defays, se réfugie un jour dans une salle de cinéma. Il y découvre Danny Kaye, une star américaine “grand blond qui chantait, dansait, était très drôle et émouvant”. C’est un choc, une révélation : « J’ai compris, c’est ça que je vais faire ! ». Cette rencontre fortuite avec le 7ème art marque le début d’une longue et sinueuse route vers la célébrité.

Les Débuts Difficiles et le Triomphe du “Distrait”

Malgré cette révélation, le chemin n’est pas facile. Son père, pour le “saouler”, lui assène des critiques cinglantes, lui disant : « Si tu avais du talent, ça se saurait ». Il compare Pierre à ses camarades de cours, Jean-Pierre Cassel et Jean-Claude Brialy, déjà des stars alors que lui n’en est qu’à ses débuts. C’est en partie pour s’émanciper de cette pression familiale et de ce nom “Defays” trop associé à l’aristocratie, qu’il adopte le nom de scène “Pierre Richard”. Il imagine mal l’affiche de “La Chèvre” avec “Depardieu et Defays,” craignant que son nom de famille ne jette l’opprobre sur ses pitreries.

Ses premières expériences sont parfois douloureuses. Il se souvient avec amertume d’une émission de télévision où sa grand-mère, folle de joie de le voir à l’écran, invite quinze personnes pour l’occasion. Mais au générique de fin, la scène de Pierre est coupée. La réaction de sa grand-mère, cependant, est mémorable : « Ils le regretteront ! ». Et elle n’a pas eu tort.

Le succès arrive finalement avec “Le Distrait” en 1970. À l’époque, le cinéma fonctionnait différemment : moins de concurrence de la télévision, et surtout, les films restaient plus longtemps à l’affiche. Le bouche-à-oreille avait le temps de se faire. “Le Distrait,” comme “Le Grand Blond,” n’a pas démarré “sur les chapeaux de roue” mais a construit son succès sur la durée. Aujourd’hui, avec la pression des premières semaines et des projections à 9h30 du matin, l’industrie est devenue « l’horreur », un enfer pour les réalisateurs. Pierre Richard, qui a d’ailleurs connu un échec cuisant avec son film “Droit dans le mur” (dont le titre était prémonitoire), confie que ce stress l’a poussé à moins réaliser de films.

Johnny, Depardieu et les Âmes Sœurs

Au fil de sa carrière, Pierre Richard a côtoyé les plus grands, tissant des liens d’amitié et de camaraderie inoubliables. Il évoque avec tendresse Johnny Hallyday, avec qui il a partagé une “période blouson de cuir, Harley” à Daytona. Il raconte comment il a déniché des places pour son boucher, fan inconditionnel de Johnny, qui n’a pas hésité à interpeller la rockstar après son concert, en pleine sueur : « Eh, 60 ans comme moi ! ». Johnny lui-même lui a offert une Harley-Davidson qu’il a “gardée” pendant un mois, faisant plus de 6 000 km avec avant de la lui rendre, au grand dam de Pierre !

Les tournages avec Gérard Depardieu, notamment pour “La Chèvre,” “Les Compères” et “Les Fugitifs,” sont décrits comme des moments d’adolescence prolongée. « On était des adolescents en mal de rigolade, » dit-il. Les deux acteurs, complices, buvaient des coups et mangeaient du saucisson en cachette, provoquant l’exaspération du réalisateur Francis Veber. Jean Carmet, quant à lui, était « le plus ingérable », capable de déclencher des fous rires inextinguibles. Ces anecdotes brossent le portrait d’un homme qui a su trouver des âmes sœurs dans un métier exigeant.

Un “Pessimiste Joyeux” Face à l’Avenir

Tony Frank | Pierre RICHARD, 13350

Malgré une carrière jalonnée de succès, Pierre Richard se décrit comme un “pessimiste joyeux”. Il aime tellement la vie qu’il redoute la mort, et exprime le désir ardent d’avoir “encore le temps” de rire, de voyager, d’aimer, comme dans la chanson de Reggiani. Mais ce pessimisme s’exprime surtout pour les générations futures. Il est profondément préoccupé par l’urgence climatique, qu’il observe de près depuis sa propriété viticole où il vit une partie de l’année. En 40 ans, il a vu les conditions climatiques se dégrader, avec des sécheresses prolongées suivies de pluies torrentielles. Il reproche aux “gens du pouvoir” de ne pas se préoccuper suffisamment de ces enjeux. « J’ai l’impression que chaque génération a peur pour la génération d’après, » constate-t-il, avec une lucidité poignante.

La “Petite Lumière dans le Tunnel Noir” : Une Renommée Internationale Inattendue

Sa carrière a également connu un retentissement international, parfois inattendu. En Russie, il est une véritable légende. Il se souvient d’une nuit sur la Place Rouge, par -15 degrés, où trois vieilles dames l’ont reconnu et l’ont touché en disant : « Vous étiez notre petite lumière dans le tunnel noir ». Cette image puissante, associée à l’époque communiste où seuls les films de comédie (comme les siens, et ceux de Louis de Funès) étaient importés, lui a valu une reconnaissance et une affection profondes du peuple russe. Ses films ont fait plus de 120 millions d’entrées en Russie, soit le double de la population française de l’époque. Une popularité qui a également traversé les océans, jusqu’en Argentine, à Bangkok ou à Hong Kong.

Aujourd’hui, à 91 ans, Pierre Richard continue de tourner, de répéter son spectacle et de promouvoir son nouveau film, “L’homme qui a vu l’ours qui a vu l’homme,” qu’il a réalisé après 27 ans d’absence derrière la caméra. Ce film, tourné à Gruissan où il possède une maison, raconte l’histoire d’une amitié improbable entre un homme âgé (lui-même) et un jeune autiste, incarné par le comédien Timy. Une amitié intergénérationnelle qu’il cultive aussi dans sa vie réelle, ayant toujours fréquenté des gens “qui ont au moins 40 ans de moins” que lui. Il s’amuse de ces différences de références, lui citant Nougaro et son jeune partenaire écoutant Jul.

Pierre Richard est plus qu’un acteur ; il est un conteur, un philosophe du quotidien, un homme qui, malgré les annonces de sa mort par la presse (“trois fois au moins”, s’amuse-t-il, un privilège de pouvoir lire son propre éloge funèbre), continue de croquer la vie à pleines dents. Son parcours, fait de hasards, de rencontres et d’une soif inextinguible de liberté, est le reflet d’une vie riche, authentique, et profondément humaine.

A YouTube thumbnail with maxres quality