En politique, un débat n’est jamais une simple joute d’idées. C’est un combat de perceptions. Une arène où la logique pèse souvent moins lourd que l’émotion, et où un mot bien placé peut anéantir la plus brillante des argumentations. L’échange récent entre Marine Le Pen et Charles Consigny sur la question explosive des retraites en est l’illustration parfaite. Ce qui aurait dû être un débat technique sur les annuités et le financement s’est transformé en une exécution médiatique en deux temps, un cas d’école de “marketing politique” où Marine Le Pen, en maîtresse tacticienne, a foudroyé son adversaire, le laissant K.O. debout, affublé de l’étiquette infamante de “parano”.

Tout commence par l’appât. La proposition phare de Marine Le Pen : la retraite à 60 ans. Un slogan simple, clair, qui sonne comme une promesse de “rêve, de soleil, de plage”, comme le souligne le narrateur de la vidéo. Une proposition conçue pour séduire, pour donner envie. Mais comme pour tout produit d’appel, le diable se cache dans les détails.

C’est là que Charles Consigny, en avocat méticuleux, pense avoir trouvé la faille. Il brandit les “conditions générales de vente”. “Attendez, il faut 40 annuités !” lance-t-il, avec la certitude de celui qui a démasqué l’arnaque. Il a raison. 40 annuités, cela signifie avoir commencé à travailler à 20 ans pour partir à 60. L’avocat enfonce le clou : ce n’est pas réaliste. “L’âge moyen d’entrée dans le premier emploi stable (…) c’est 27 ans,” assène-t-il. “C’était 20 ans dans les années 70.”

Techniquement, Consigny marque un point. L’argument est factuel, sourcé. Il expose l’inadéquation entre la promesse et la réalité démographique et économique actuelle. Il pense avoir piégé Le Pen. Grosse erreur.

Car Marine Le Pen n’est pas là pour un débat d’experts-comptables. Elle est là pour parler au peuple. Elle opère un premier pivot stratégique magistral. Elle ne nie pas le chiffre de Consigny. Elle le contourne en lui opposant une autre réalité : celle des “petites gens”. “Si on travaille à 20 ans, c’est qu’en général on est dans un travail manuel,” rétorque-t-elle, évoquant “celui qui travaille sur les toits quand il fait froid”.

En une phrase, elle transforme la faille technique de Consigny en une preuve de déconnexion. Elle oppose le “premier emploi stable” de l’avocat (sous-entendu : un emploi de bureau, après de longues études) au “travail manuel” de l’ouvrier. Le message est clair : Consigny, avec ses statistiques, méprise les travailleurs pénibles. Eux, les “gens d’en bas”, commencent tôt et méritent de partir tôt. Le débat technique vient de basculer sur le terrain de la justice sociale. Consigny, sans s’en rendre compte, vient de tomber dans le premier piège.

Sentant qu’il perd pied, l’avocat commet alors la seconde erreur, la faute fatale : il personnalise le débat. Il tente de prouver qu’il n’est pas le “déconnecté” qu’elle dépeint. “Mes premiers jobs pendant mes vacances, c’était à 15 ans,” se défend-il. “J’ai toujours travaillé en même temps que mes études. J’ai même créé ma première entreprise, j’avais 18 ans.” Il cherche à se créer une légitimité, à montrer qu’il sait, lui aussi, ce qu’est le travail.

Il ne voit pas la “carte maîtresse” que Le Pen s’apprête à abattre. Elle le laisse parler, s’enferrer dans son CV d’enfant travailleur. Et au moment où il est le plus vulnérable, elle l’assassine. D’une voix calme, presque condescendante, elle l’interrompt : “Mais ne soyez pas parano…”

L’effet est instantané. Foudroyant. Le mot est lâché. “Parano”. Ce n’est plus une attaque politique, c’est une attaque ad hominem d’une violence psychologique redoutable. Comme le souligne le narrateur, c’est la version politique du “Détends-toi, c’est juste une blague”. C’est une technique imparable pour faire passer l’autre pour fou, pour instable.

Tous les arguments de Consigny, passés et futurs, sont instantanément décrédibilisés. Il n’est plus un contradicteur légitime, il est un “parano”. La preuve ? Il s’énerve. “Je suis pas parano !” s’exclame-t-il, tombant dans le piège le plus vieux du monde : se défendre d’une accusation, c’est déjà la valider. Il bafouille. “On n’est pas dans le pâté, vous essayez de m’emmener dans quelque chose…” Il est touché, et ça se voit.

Déstabilisé, il tente une diversion désespérée, une contre-attaque en catastrophe sur les “retraites complètement délirantes” de la SNCF. Mais il est trop tard. Le poison a fait son effet. Il a perdu sa crédibilité, son sang-froid et le contrôle du débat. Il n’est plus l’avocat qui maîtrise ses dossiers ; il est le “parano” qui s’agite.

C’est alors que Marine Le Pen, telle une prédatrice qui a joué avec sa proie, lui assène le “coup de grâce”. Maintenant que l’adversaire est discrédité, il faut achever le travail et s’approprier la victoire. Elle sort son “bouclier social” et redevient la protectrice du peuple.

“C’est aussi un choix de société, monsieur Consigny,” dit-elle d’une voix posée, presque maternelle. Le contraste avec l’agitation de son interlocuteur est saisissant. Elle abandonne les chiffres pour peindre une fresque émotionnelle. “Je vous rappelle qu’au moment où nous nous parlons, 30% des retraités ont une retraite de moins de 1000€ par mois.” Elle martèle : “C’est-à-dire que dans les villes, ils ne peuvent pas survivre.”

Le tableau est sombre, l’injustice est palpable. Le Pen ne vend plus une mesure technique ; elle vend une vision morale. Et elle conclut par la promesse, le rêve, qui vient s’opposer au cauchemar qu’elle vient de décrire. “Moi, dans mon pays idéal, les personnes âgées doivent pouvoir profiter d’années en bonne santé pour profiter de leur famille, pour profiter de leurs petits-enfants.”

La boucle est bouclée. Le débat est terminé. Le narrateur analyse parfaitement la situation : “En gros, le débat est simple : soit vous êtes un avocat parano qui ne comprend rien, soit vous faites partie du peuple qu’elle seule peut sauver.”

Marine Le Pen a réussi un tour de force. Elle a transformé un débat technique potentiellement dangereux pour elle en une démonstration de sa puissance rhétorique. Elle a, en moins de trois minutes :

    Contourné une attaque factuelle en la déplaçant sur le terrain de la justice sociale.
    Provoqué son adversaire pour le pousser à la faute personnelle.
    Utilisé cette faute pour le décrédibiliser psychologiquement (“parano”).
    Utilisé la panique de son adversaire pour se repositionner en figure d’autorité calme et protectrice.
    Achevé le débat en opposant sa vision émotionnelle et “humaine” à la technicité “froide” de l’avocat.

Charles Consigny n’a pas seulement perdu un débat sur les retraites. Il a été redéfini, publiquement, comme un “parano”. Marine Le Pen, elle, a renforcé son image de “mère du peuple”, la seule qui comprend la souffrance des “petites gens” et qui leur promet un “pays idéal”. C’est brutal, c’est implacable, et c’est la définition même du marketing politique.