“À l’âge de 96 ans, Michèle Morgan nomme cinq personnes qu’elle ne pardonnera jamais…” Le titre est là, brutal, presque sacrilège. Il évoque l’image d’une vieille dame aigrie, une icône sur son lit de mort dressant une liste de comptes à régler, loin, très loin de l’image que la France garde d’elle. Car Michèle Morgan, ce sont “les plus beaux yeux” du cinéma, un regard cristallin qui a fait chavirer Jean Gabin et des générations de spectateurs. C’est l’incarnation d’une élégance française, d’une grâce presque “irréelle”, d’une pudeur rare.

Alors, qui croire ? Le titre sensationnaliste ou la légende ? Une enquête basée sur le document vidéo qui prétend révéler ce “secret” s’impose. Et la conclusion est sans appel : le titre est une fabrication, un appât à clics moderne qui trahit l’essence même de la femme qu’il prétend démasquer. Car le document ne liste aucune “personne”. Au contraire, il brosse le portrait d’une femme qui, face aux blessures de la vie, a systématiquement choisi “le silence pour éviter l’amertume”.

Si Michèle Morgan avait une liste, ce ne serait pas celle de la haine, mais celle des douleurs qui ont forgé sa solitude et son retrait volontaire du monde. Une liste de déceptions et de drames qui expliquent pourquoi la star la plus lumineuse du cinéma français a choisi de s’éteindre aux yeux du public, bien avant sa mort réelle en 2016.

Née Simone Renée Roussel, la jeune fille de Dieppe monte à Paris à 15 ans pour devenir actrice. Son ascension est “fulgurante”. En 1938, “Le quai des brumes” de Marcel Carné la transforme en mythe. Elle n’a que 18 ans. Face à elle, le monstre sacré Jean Gabin, 34 ans, lui lance la réplique culte : “T’as de beaux yeux, tu sais.” Le cinéma français a trouvé sa muse. Mais cette gloire soudaine est un premier poids. Elle confiera plus tard s’être sentie “écrasée” par la présence de Gabin et la célébrité du film. Déjà, l’admiration se mêle de “peur”.

La première blessure de la liste pourrait être Hollywood. Fuyant la France occupée, elle signe avec la RKO. On lui promet l’Amérique, elle y trouvera l’incompréhension. Les studios ne savent que faire de son “charme européen”, de cette mélancolie si peu hollywoodienne. Elle refuse des rôles, se heurte aux standards, et rentre en France “un goût amer en bouche”. C’est une trahison artistique.

La deuxième blessure est sentimentale et américaine. Là-bas, elle épouse en 1942 William Marshall, acteur et réalisateur. Le mariage, loin du “conte de fées”, devient un “tourbillon d’incompréhension”. Morgan se sent “seule”, malgré la naissance de son fils Mike en 1944. En 1948, elle fait un choix radical : elle “quitte tout”. Le mari, l’Amérique, et les illusions brisées.

De retour en France, le triomphe est total. En 1946, elle reçoit le tout premier prix d’interprétation féminine à Cannes pour “La symphonie pastorale”. Elle est au sommet. C’est là qu’elle rencontre le troisième drame de sa vie : Henri Vidal. Acteur séduisant, au “tempérament intense”, il devient son époux en 1950. Pendant dix ans, ils forment le couple glamour de l’après-guerre. Mais les apparences sont trompeuses. La vie intérieure est “instable”. Vidal souffre d’addiction, alternant euphorie et “périodes sombres”. Michèle tente de le soutenir, mais elle “s’épuise”. Elle parlera de cette période comme de “la décennie la plus lourde de sa vie”. Le drame culmine en 1959 : Henri Vidal meurt d’une crise cardiaque. Il a 40 ans. Face à ce drame, Morgan s’enferme dans ce qui deviendra sa marque de fabrique : “aucun cri, aucune plainte publique”. Juste ce regard, devenu plus grave.

La quatrième blessure est plus insidieuse, étalée sur quatre décennies. C’est sa relation avec Gérard Oury. Leur compagnonnage dure plus de 40 ans, un pilier dans sa vie. Pourtant, ils ne se marient jamais. Michèle, “marquée par ses unions précédentes”, refuse toute formalisation. Mais la tension est ailleurs. Oury devient le roi de la comédie populaire (“La Grande Vadrouille”, “Le Corniaud”). Morgan, elle, aspire à des rôles “plus mûrs, plus complexes”. Leurs carrières divergent. Elle avoue avoir été “mise de côté avec élégance”. La presse parle de tensions lorsque Oury choisit des actrices plus jeunes. “Il y avait deux carrières sous le même toit, mais pas toujours la même direction”, dira-t-elle. L’industrie, incarnée par le succès de son propre compagnon, la juge “désuète”, “trop classique”, une “dernière star d’avant”.

Enfin, la cinquième douleur, la plus intime peut-être : celle d’une mère. Son fils, Mike Marshall, tente une carrière au cinéma. Mais le succès n’est pas là. Il reste abonné aux “seconds rôles”, luttant “dans l’ombre” de sa mère iconique. Elle “souffre en silence”. Une biographe rapportera cette confession terrible : “Mon fils a grandi sans son père à ses côtés, et moi je n’ai pas su combler ce vide.”

Hollywood, Marshall, Vidal, Oury et l’industrie, le destin de son fils… Voilà les “blessures” de Michèle Morgan. Mais elle n’a jamais “nommé” de coupables. Elle n’a jamais cherché le pardon public ou la vengeance. Elle a fait un choix plus radical : elle a disparu.

Dès les années 60, elle se tourne vers la peinture, un “refuge”. Dans les années 70 et 80, alors que le cinéma devient “plus cru”, elle s’efface. “J’ai choisi le silence pour éviter l’amertume”, dira-t-elle. Elle refuse de devenir une “statue qu’on fête” mais qu’on oublie. Elle ne veut pas être un fantôme sur les tapis rouges. En 1999, elle cesse définitivement de tourner.

Elle s’est retirée non pas en victime, mais en “femme souveraine”. Le titre choc de la vidéo est une insulte à sa mémoire, car il tente de la réduire à une émotion vulgaire : la haine. Or, toute la vie de Michèle Morgan fut un exercice de maîtrise, une quête de dignité.

À sa mort, son fils Mike, avant de décéder lui-même peu de temps après, révélera qu’elle avait tout préparé, trié ses tableaux, relu ses lettres. “Tout était en ordre”. Une lettre manuscrite retrouvée dans son appartement résumait sa philosophie : “Je ne regrette rien. Je voulais qu’on m’aime sans m’envahir.”

Michèle Morgan n’a jamais pardonné publiquement, car elle n’a jamais accusé publiquement. Elle a préféré se taire. Elle est restée fidèle à l’image qu’elle s’était construite : une icône dont le cœur est “resté voilé jusqu’au bout”. Le véritable drame de Michèle Morgan n’est pas une liste de haine, mais la “densité du silence” d’une femme qui, peut-être, a fini par se pardonner à elle-même, choisissant “l’effacement comme ultime liberté”.