C’était en 1995. Le monde de la musique était en pleine mutation, mais certaines légendes ne meurent jamais ; elles se réinventent. Ce soir-là, sur le plateau de l’émission culte française Taratata, l’atmosphère était électrique, presque palpable. Le public, conscient d’assister à quelque chose de rare, retenait son souffle. David Bowie, l’homme aux mille visages, le caméléon du rock, s’apprêtait à interpréter l’un des hymnes les plus sacrés de l’histoire de la musique : “Under Pressure”. Mais une question brûlait toutes les lèvres : sans l’immense Freddie Mercury, disparu quatre ans plus tôt, comment ce chef-d’œuvre pouvait-il survivre ? La réponse ne vint pas de Bowie lui-même, mais de la femme qui se tenait à sa droite, armée de sa basse et d’un talent qui allait bientôt faire trembler les murs du studio.

Le pari impossible : Remplacer l’irremplaçable

S’attaquer à “Under Pressure”, c’est s’attaquer à un monument. La chanson, née d’une jam session improvisée et magique entre Queen et Bowie en 1981, repose sur une tension vocale unique : le baryton théâtral de Bowie contre le ténor flamboyant et lyrique de Mercury. En 1995, pour sa tournée “Outside”, Bowie avait besoin de quelqu’un capable non seulement de jouer cette ligne de basse emblématique — ces deux notes répétitives et hypnotiques inventées par John Deacon — mais aussi de porter la charge émotionnelle des parties vocales de Freddie.

C’est là qu’entre en scène Gail Ann Dorsey. Crâne rasé, regard perçant, charisme naturel, elle n’était pas là pour faire de la figuration. Dans des interviews ultérieures, elle avouera elle-même la terreur qui l’habitait à l’idée de relever ce défi. “Je ne savais pas si j’étais assez bonne”, disait-elle. Pourtant, Bowie, avec son flair légendaire pour dénicher les génies, avait vu en elle ce que personne d’autre n’avait encore perçu. Il ne lui a pas simplement demandé de jouer ; il lui a demandé d’être son égale.

Une alchimie surnaturelle sur le plateau de Taratata

Dès les premières secondes de la vidéo, la magie opère. La ligne de basse, simple en apparence mais si difficile à tenir avec le bon “groove”, résonne. Gail Ann Dorsey la joue avec une précision chirurgicale. Puis, Bowie commence, sa voix grave et familière posant le décor d’un monde sous pression. Mais c’est lorsque Gail ouvre la bouche pour le refrain que le choc survient.

Sa voix n’est pas une imitation de Freddie Mercury. C’est une réinterprétation soul, puissante, cristalline. Elle monte dans les aigus avec une facilité déconcertante tout en continuant de faire groover sa basse — une prouesse technique que seuls les musiciens aguerris peuvent réellement mesurer à sa juste valeur. Chanter une mélodie complexe à contre-temps de ce que jouent vos mains est un exploit neurologique, et elle le fait avec un sourire radieux.

Regardez David Bowie. Il ne la regarde pas comme un patron regarde son employée. Il la regarde avec admiration, avec une joie presque enfantine. À plusieurs reprises, il s’efface, reculant littéralement pour lui laisser la lumière, savourant le talent de sa protégée. C’est un moment de générosité rare dans l’ego souvent surdimensionné du rock’n’roll. Leur complicité est tactile, leurs regards se croisent, et l’on sent une connexion profonde, une amitié musicale qui transcende la performance.

Le poids des mots : Un hymne pour l’humanité

Au-delà de la performance technique, c’est l’émotion brute qui submerge l’auditeur. Les paroles d’”Under Pressure” sont d’une actualité effrayante. “It’s the terror of knowing what this world is about” (C’est la terreur de savoir de quoi ce monde est fait). En 1995, comme aujourd’hui, ces mots résonnaient comme un constat amer sur la condition humaine.

Mais la chanson n’est pas sombre. Elle est un appel désespéré et magnifique à l’amour. Lorsque le duo entonne le final, “Why can’t we give love that one more chance?” (Pourquoi ne pouvons-nous pas donner une dernière chance à l’amour ?), ce n’est plus un concert, c’est une prière. La voix de Gail s’envole, soutenue par celle de Bowie, créant une harmonie qui vous prend aux tripes. C’est le cri de deux artistes qui croient encore que l’amour peut nous sauver de nous-mêmes, de cette “pression” qui brise les familles et met les gens à la rue.

David Bowie Bassist Gail Ann Dorsey: 'He Altered My Life'

L’héritage d’un moment suspendu

Avec la disparition tragique de David Bowie en 2016, ces images ont pris une dimension encore plus sacrée. Elles témoignent d’une époque où la musique live était sans filet, sans autotune, juste de l’humain à l’état pur. Cette version de Taratata est souvent citée par les fans et les critiques comme étant supérieure, ou du moins égale, à l’originale. Pourquoi ? Parce qu’elle possède une fragilité et une chaleur humaine que la version studio, aussi parfaite soit-elle, n’a pas toujours.

Gail Ann Dorsey est devenue, grâce à ces performances, une icône de la basse et du chant, prouvant qu’une femme noire, chauve et incroyablement talentueuse avait toute sa place au sommet du rock mondial. Quant à Bowie, il nous rappelle ici pourquoi il nous manque tant : non seulement pour sa musique, mais pour sa capacité à élever les autres, à créer de la beauté au milieu du chaos.

Pourquoi nous devons continuer à écouter “Under Pressure”

En re-regardant cette vidéo aujourd’hui, on ne peut s’empêcher d’avoir les larmes aux yeux. C’est un rappel puissant que, malgré la terreur, malgré la pression, “l’amour est un mot démodé” qui ose encore nous mettre au défi. Ce soir-là, à Paris, David Bowie et Gail Ann Dorsey n’ont pas seulement chanté une chanson. Ils nous ont offert un moment d’éternité, une preuve éclatante que l’art peut nous unir.

Alors, prenez cinq minutes. Mettez votre casque. Fermez les yeux. Et laissez-vous emporter par la magie. Car comme le chante Bowie à la fin : “This is our last dance”. Et quelle danse ce fut.

Queen, David Bowie and Annie Lennox's powerful 'Under Pressure' performance  in... - Smooth