Il y a des soirées télévisées qui sont faites pour le divertissement pur, pour la communion joyeuse autour d’un patrimoine commun. “La fête de la chanson française” est, par définition, le temple de ces moments. On y célèbre les mélodies qui ont façonné nos vies, les refrains qui nous unissent. Et puis, au milieu de cette célébration, un artiste monte sur scène et le temps se suspend. L’ambiance change. Le sourire collectif se fige, remplacé par une émotion plus dense, plus lourde, presque palpable. Ce moment, c’est celui où Marc Lavoine s’est emparé du micro pour chanter “Quand j’étais chanteur”.

Ce n’était pas une simple reprise. Ce n’était pas un hommage de plus au génie de Michel Delpech. C’était un acte de psychanalyse en direct. Un miroir tendu par une icône d’aujourd’hui, Marc Lavoine, à l’icône qu’il sera demain. En l’espace de trois minutes, Lavoine n’a pas chanté Delpech ; il a revêtu le costume de son propre futur, et ce qu’il nous a montré nous a tous bouleversés.

Car “Quand j’étais chanteur” n’est pas une chanson comme les autres. C’est peut-être l’œuvre la plus cruelle, la plus lucide et la plus prophétique du répertoire français. Écrite par un Delpech en pleine gloire, elle est une contemplation sans concession de sa propre déchéance à venir. C’est une auto-nécrologie chantée, un regard jeté par-delà le succès, dans le vide de l’après.

Que Marc Lavoine, lui-même au sommet de son art, symbole de la séduction et du succès depuis des décennies, choisisse cette chanson-là, ce soir-là, n’a rien d’anodin. C’est une prise de risque maximale, une confession publique.

Dès les premières notes, le ton est donné. La voix grave de Lavoine, habituellement si sensuelle, se charge d’une patine nouvelle, celle de la fatigue, du souvenir. “J’ai mon babysitter qui devient gênant / J’ai 73 ans”. Le choc est immédiat. Marc Lavoine, l’éternel jeune homme à la mélancolie séduisante, se projette en vieillard. Il ne “traîne moins la jambe”, il est déjà cet homme. Il nous force à le regarder, non plus comme l’idole, mais comme l’homme qui, un jour, ne sera plus.

Puis vient le cœur du réacteur, le souvenir de la “vie dingue”. Et c’est là que la performance devient vertigineuse. Quand Lavoine chante “J’avais des bottes blanches, un gros ceinturon / Une chemise ouverte sur un médaillon”, il ne décrit pas seulement Delpech. Il décrit l’absurdité du costume de star. Lui, Lavoine, avec ses costumes sombres et ses lunettes iconiques, sait ce que c’est que de porter l’uniforme de la célébrité. Il chante la vanité de cette panoplie, ce “sourire” qui était son “atout majeur”.

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Mais le vernis craque vite. La chanson bascule dans le sordide, dans la réalité crue de cette vie “dingue”. “Un soir à Saint-Georges, je faisais la kermesse / Ma femme attendait planquée dans la Mercedes”. L’image est d’une violence rare. La solitude de l’épouse, cachée, tandis que le “fan club” déchaîné la “jette dans l’Indre”. C’est le prix à payer. C’est le sacrifice sur l’autel de la gloire. Combien de fois Marc Lavoine, dont la vie amoureuse a été si commentée, a-t-il dû ressentir ce gouffre entre l’adoration publique et la dévastation privée ?

Il ne chante plus, il confesse. Il confesse la facilité, l’impunité. “Les gens de la police me reconnaissaient / Excès de vitesse, je les payais jamais”. Il confesse les “écarts” que l’on pardonne aux idoles. “On pardonnait tous mes écarts / Quand j’étais chanteur”. Cette phrase, dans sa bouche, prend une résonance particulière. Il ne juge pas le personnage de Delpech ; il constate la folie d’un système qui déifie les hommes au point de leur ôter tout sens des réalités, les transformant en monstres sympathiques, jusqu’à ce que le rideau tombe.

Et le rideau tombe. Brutalement. Le dernier couplet est un coup de poing en plein cœur. C’est le retour au présent. Le présent du vieil homme de 73 ans, celui qui fait de la “chaise longue”. Et c’est là que Lavoine nous achève.

“J’ai appris que Mick Jagger est mort dernièrement.”

La phrase est fictive, mais elle est glaçante. Elle ancre la chanson dans une réalité inéluctable. Même les dieux meurent. Mick Jagger, l’icône absolue de l’immortalité rock’n’roll, est mort. C’est la fin d’un monde. C’est le signal que le vôtre est terminé depuis longtemps. “J’ai fêté les adieux de Sylvie”, ajoute-t-il, faisant écho aux adieux bien réels de Sylvie Vartan, autre symbole d’une époque révolue.

Lavoine chante cela avec une gravité immense. Il ne joue plus. Il sait. Il sait que lui aussi, un jour, apprendra la mort de ses contemporains, les Jagger de sa génération. Il sait qu’il regardera les “adieux” de ses consœurs.

Et c’est là qu’il lâche la phrase finale, celle qui résonne comme une épitaphe personnelle : “Et pour moi il y a longtemps, c’est fini.”

Le silence sur le plateau est assourdissant. L’émotion est à son comble. La “pauvre Cécile” du refrain n’est plus seulement la partenaire du chanteur, elle est le symbole de tous ceux qui restent quand la musique s’arrête. En choisissant cette chanson, Marc Lavoine n’a pas seulement rendu hommage à Michel Delpech. Il a eu le courage immense de se regarder vieillir, de se regarder mourir artistiquement, devant des millions de téléspectateurs.

Il nous a rappelé que la gloire est un feu de paille, que le fan club finit par oublier, et que les chemises ouvertes se referment un jour sur un cœur fatigué. Il a brisé le miroir de sa propre image, et ce reflet, bien que triste, était d’une humanité bouleversante. Ce soir-là, Marc Lavoine n’était plus un chanteur. Il était le fantôme de Noël futur, venu nous dire de profiter du présent, car “pour moi”, pour nous tous, un jour, “il y a longtemps, c’est fini”.