Un simple mouvement de nez, un générique jazzy inoubliable et l’image d’une banlieue américaine parfaite. Pendant huit saisons, “Ma Sorcière Bien-Aimée” a enchanté le monde entier, devenant le symbole d’une comédie familiale légère, magique et bienveillante. Mettant en vedette la rayonnante Elizabeth Montgomery dans le rôle de Samantha Stephens, une sorcière tentant de vivre une vie “normale” avec son mari mortel, Jean-Pierre (Darin), la série était une bulle d’évasion.

Mais derrière les rires enregistrés et les effets spéciaux charmants, une ombre inquiétante planait sur la production. Loin d’être un conte de fées, les coulisses de la série ressemblaient davantage à une tragédie grecque, marquée par des coïncidences funestes, des maladies dévastatrices, des secrets douloureux et des controverses qui, aujourd’hui encore, jettent un froid. La magie était bien réelle, mais le prix à payer fut terriblement élevé.

L’ombre d’une malédiction

Le ton a été donné dès le tout premier jour. L’équipe et les acteurs se sont réunis pour la toute première lecture du script le 22 novembre 1963. Au milieu de cette séance, la nouvelle est tombée, glaçant le studio : le président John F. Kennedy venait d’être assassiné à Dallas. Le tournage fut immédiatement interrompu. Ce jour de deuil national marqua le début d’une longue série de coïncidences troublantes.

Cette ombre de la tragédie nationale ne quittera jamais la série. En avril 1968, pendant le tournage de la saison 4, Martin Luther King Jr. fut assassiné. Deux mois plus tard, ce fut au tour de Robert F. Kennedy, tué à Los Angeles, à moins de 30 kilomètres des studios. À chaque fois, la production s’arrêtait, comme si les heures les plus sombres de l’Amérique s’acharnaient à suivre le destin de la série.

Mais le plus troublant fut la vague de drames personnels qui frappa les acteurs. Très vite, les fans commencèrent à murmurer qu’une “malédiction” pesait sur “Ma Sorcière Bien-Aimée”. Et les faits sont durs à ignorer. Elizabeth Montgomery (Samantha) elle-même succomba à un cancer foudroyant en 1995, à seulement 62 ans. Mais elle ne fut pas la seule.

Le courage tragique de Gladys Kravitz

L’un des drames les plus poignants est celui d’Alice Pierce, l’inoubliable interprète de Gladys Kravitz, la voisine curieuse et hystérique. Derrière son humour exubérant et ses mimiques cultes, l’actrice livrait un combat silencieux pour sa vie. Avant même de rejoindre la série, Alice avait été diagnostiquée d’un cancer des ovaires en phase terminale.

Refusant de se laisser abattre, elle accepta le rôle en 1964, cachant sa maladie à toute l’équipe, de peur d’être remplacée. Elle tourna la saison 2 alors qu’elle souffrait atrocement, ne se plaignant jamais. Sa dernière apparition fut diffusée quelques mois avant sa mort, le 3 mars 1966. Elle n’avait que 48 ans. À titre posthume, elle reçut un Emmy Award pour son rôle, un hommage déchirant à son courage et à son talent.

Elle ne fut pas la seule. Marion Lorne, l’adorable Tante Clara, aussi maladroite qu’attachante (dont l’obsession pour les poignées de porte était bien réelle et issue de sa propre collection), s’éteignit soudainement avant la cinquième saison. Elle aussi reçut un Emmy à titre posthume.

L’agonie du premier “Darin”

Le mystère des “deux Darin” (ou “deux Jean-Pierre” en version française) a longtemps fasciné les fans. Le départ soudain de Dick York au milieu de la saison 5 fut un choc. Il fut remplacé sans la moindre explication par Dick Sargent. La réalité derrière ce changement de casting est un drame humain.

En 1959, bien avant la série, Dick York fut victime d’un terrible accident sur un tournage, se déchirant les muscles du dos. La blessure ne guérit jamais. Pour tenir le rythme effréné de “Ma Sorcière Bien-Aimée”, il devint dépendant de puissants analgésiques. Il vivait une douleur chronique insupportable.

En 1969, lors du tournage d’un épisode, il s’effondra sur le plateau, victime d’une crise. Transporté à l’hôpital, il ne revint jamais. La production le remplaça discrètement, comme par magie. Pour Dick York, ce fut le début d’une descente aux enfers. Ruiné, luttant contre son addiction et sa douleur, il mourut dans la misère en 1992, à 63 ans.

Le divorce qui tua la magie

Mais la véritable fin de “Ma Sorcière Bien-Aimée” n’est pas due à une baisse d’audience. Elle est le résultat d’un drame intime : le divorce acrimonieux entre la star, Elizabeth Montgomery, et le réalisateur et producteur de la série, William Asher.

Ce qui avait commencé comme un projet passionné entre époux s’était transformé en épreuve émotionnelle. Les tensions sur le plateau étaient devenues insoutenables. Montgomery, distante, ne supportait plus de travailler avec son ex-mari. À l’aube de la 9ème saison, alors qu’elle était encore sous contrat, elle lança un ultimatum à la production : elle n’accepterait de continuer qu’à une seule condition, que William Asher soit écarté du projet.

La production refusa. Elizabeth Montgomery décida donc de partir. Sans sa star, il n’y avait plus de série. En 1972, ABC mit fin à “Ma Sorcière Bien-Aimée” en silence. Aucun épisode d’adieu, aucun dernier sortilège. La magie s’éteignit, tout simplement, dans l’amertume d’une rupture.

Controverses et secrets de production

Au-delà des drames, la série recèle de nombreux secrets. Le fameux “twitch” du nez de Samantha n’en était pas un : il s’agissait en réalité d’un léger mouvement de sa lèvre supérieure, un tic nerveux qu’Elizabeth Montgomery avait dans la vie. Le générique culte avait des paroles, écrites en 1965 mais jamais utilisées, car les producteurs craignaient qu’elles ne détournent l’attention. Et la cousine espiègle, Serena ? Elle était jouée par Montgomery elle-même, sous le pseudonyme “Pandora Spox”, un secret qui trompa de nombreux fans.

Mais la série n’a pas échappé aux controverses. En 2005, l’installation d’une statue en bronze de Samantha à Salem, Massachusetts, divisa la population. Des historiens locaux jugèrent la statue déplacée, estimant qu’elle banalisait la tragédie des procès en sorcellerie de 1692, où 20 innocents furent exécutés.

Plus troublant encore est l’épisode “Sisters at Heart”, diffusé en 1970. L’intention était révolutionnaire : dénoncer le racisme. L’épisode fut co-écrit par une classe d’élèves afro-américains. L’histoire ? Tabita lance un sort à son amie noire et à elle-même pour que leur amitié soit acceptée par un client raciste. Le sort fait apparaître des pois noirs et blancs sur leurs visages. Si l’intention était louable, la mise en scène, évoquant involontairement le “black face”, provoqua un malaise durable. Ironiquement, l’épisode reçut un prix prestigieux à l’époque, mais il est aujourd’hui vu comme un exemple de bonnes intentions terriblement mal exécutées.

De la fausse rivalité avec “Ginie de mes rêves” (les deux actrices étaient amies) au spin-off raté “Tabita”, l’héritage de “Ma Sorcière Bien-Aimée” est complexe. C’était une série qui, sous ses airs de comédie parfaite, reflétait les douleurs, les préjugés et les tragédies de son temps, et de ceux qui la fabriquaient. Le charme ne s’est jamais dissipé, mais il a laissé un goût étrangement amer.