En politique, les mots sont des armes. Ils peuvent être des balles conçues pour blesser un adversaire, ou des boucliers pour se défendre. Mais il arrive, rarement, qu’un mot, une simple phrase, devienne un véritable champ de mines, un concept si puissant qu’il piège tous ceux qui l’approchent. “Vous serez la béquille de Macron !” : cette prédiction, lancée à l’origine par Jordan Bardella, est devenue ce mot-là. C’est l’histoire d’une “punchline” devenue prophétie, d’une attaque politique qui a muté pour devenir le symbole même de l’impasse et des jeux d’alliances troubles de notre époque.

C’est le genre de phrase qui claque dans un hémicycle ou sur un plateau de télévision. Simple, visuelle, et profondément dégradante pour celui qui la reçoit. Être une “béquille”, ce n’est pas être un allié. Un allié est un partenaire, il partage le pouvoir. Une béquille, c’est un outil. C’est admettre sa propre faiblesse tout en soutenant celle d’un autre, être l’idiot utile, le soutien involontaire qui permet à un corps affaibli – en l’occurrence, la Macronie sans majorité absolue – de tenir debout, de continuer à avancer.

Jordan Bardella, avec son sens aigu de la formule, a parfaitement compris la puissance de cette métaphore. Il l’a d’abord dégainée avec une précision chirurgicale.

La première cible était naturelle, presque évidente : la gauche radicale. En juin 2022, en pleines législatives, le président du Rassemblement National fustigeait Jean-Luc Mélenchon. L’accusation ? Mélenchon ne serait pas le véritable opposant, mais “la béquille d’Emmanuel Macron”. Le sous-entendu était brillant : en focalisant le débat sur l’extrême-gauche, Mélenchon rendait le Président plus “central”, plus “raisonnable” par comparaison. Il était l’épouvantail parfait qui permettait à Macron de régner. L’attaque a fait mouche, semant le doute chez les électeurs fatigués de cette polarisation.

Mais Bardella ne s’est pas arrêté là. Sa deuxième cible fut la droite traditionnelle, Les Républicains (LR). En janvier 2023, alors que le gouvernement cherchait désespérément des voix pour sa réforme des retraites, le constat de Bardella fut sans appel : LR, “qui était la béquille du gouvernement… depuis plusieurs mois, est enfin entré dans la majorité présidentielle”. L’accusation était encore plus cruelle. Il ne s’agissait plus d’une opposition “utile” involontaire, mais d’une complicité active, d’une trahison des électeurs de droite pour quelques miettes de pouvoir, pour devenir le “bac à sable” du Président.

À ce moment-là, le piège rhétorique était parfait. Le RN s’était positionné comme la seule, l’unique, la véritable opposition. Tous les autres ? Des “béquilles”.

C’est ici que l’histoire bascule. C’est ici que la “prédiction qui a TOUT changé” prend son sens ironique et dévastateur. Car en politique, personne n’est jamais à l’abri de ses propres armes.

Le retour de bâton a commencé insidieusement. Dès août 2023, lors des “Rencontres de Saint-Denis” initiées par Emmanuel Macron, Jordan Bardella a dû se défendre. Venu pour une “discussion franche”, il a été contraint de préciser aux journalistes qu’il ne servirait pas “de béquille au chef de l’État”. Le simple fait de devoir le dire était déjà une petite défaite. L’arme commençait à se retourner. Pourquoi se justifiait-il ? Parce que le “en même temps” macroniste, cette capacité à parler à tout le monde, vise précisément à transformer ses opposants en soutiens ponctuels.

Mais le véritable tournant, le moment où la “prédiction” est devenue une prophétie auto-réalisatrice, est arrivé avec la nouvelle configuration politique post-dissolution. Avec une Assemblée éclatée en trois blocs irréconciliables, la question n’est plus “qui veut gouverner avec Macron ?”, mais “qui va permettre à Macron de ne pas être renversé… ou qui va l’aider à bloquer l’autre ?”.

Et c’est là que le RN s’est retrouvé piégé. Face à un gouvernement du Nouveau Front Populaire, par exemple, que ferait le Rassemblement National ? S’abstenir ? Voter contre ? Les analystes ont rapidement fait le calcul : en annonçant voter une motion de censure contre un gouvernement de gauche, le RN devenait de facto l’allié objectif de la majorité présidentielle et de la droite pour faire tomber le FP.

L’ironie est totale. En cherchant à censurer son ennemi de gauche, le RN devenait, selon les mots de ses critiques, la “béquille” de Macron, lui permettant d’éviter un gouvernement qu’il ne souhaitait pas nommer. L’arroseur arrosé. Le RN, qui se targuait d’être le “système solaire” de la politique, était réduit au même rôle subalterne qu’il prêtait à ses rivaux.

Le malaise est palpable. En juin 2022, Jordan Bardella pouvait encore clamer fièrement : “Nous n’avons pas vocation à être la béquille d’Emmanuel Macron”. Deux ans plus tard, chaque vote, chaque motion de censure, chaque prise de position est scrutée à l’aune de cette terrible accusation. Le mot, autrefois une arme offensive, est devenu un fardeau défensif.

Cette saga de la “béquille” révèle en fait quelque chose de plus profond sur notre système politique. Elle montre un pouvoir central affaibli, incapable de se soutenir lui-même, et qui, pour survivre, doit constamment chercher des appuis, des “béquilles”, à gauche ou à droite, selon les textes de loi.

Jordan Bardella lui-même a utilisé la métaphore dans un autre contexte, illustrant parfaitement sa vision du pays. En parlant des taxes, il a dénoncé cette politique qui consiste à “vous casser la jambe avec 60% de taxes et on vous offre une béquille à côté pour vous relever”. L’image est puissante : l’État ne résout pas les problèmes, il les crée pour ensuite proposer des solutions palliatives et insuffisantes.

En liant ces deux usages, on comprend l’ensemble de sa pensée : la France est un corps brisé par la “Macronie”, et le Président, au lieu de soigner la fracture, distribue des béquilles – des chèques, des aides, des alliances parlementaires – pour donner l’illusion du mouvement.

La prédiction de Bardella a donc “tout changé”, non pas parce qu’elle a révélé une vérité sur ses adversaires, mais parce qu’elle a parfaitement nommé le mal qui ronge la politique française. Dans cet hémicycle sans majorité claire, tout le monde est la “béquille” potentielle de quelqu’un d’autre. Tout le monde est suspecté de soutenir, par son action ou son inaction, un pouvoir qu’il prétend combattre.

En voulant dénoncer ses rivaux, Jordan Bardella leur a offert le bâton pour se faire battre. Il a donné à la politique française sa métaphore la plus cruelle et la plus juste : celle d’un corps paralysé où personne ne peut marcher seul, et où chacun accuse l’autre d’être la béquille qui empêche le voisin de tomber. La prédiction est devenue une description clinique. Et dans ce jeu de dupes, personne n’est vraiment vainqueur, mais tout le monde boite.