Comment un homme adulé par toute la France, roi incontesté du dimanche télévisé, a-t-il pu finir dans l’oubli, le silence et l’amertume ? L’histoire de Jacques Martin, figure légendaire du petit écran, est un récit poignant de gloire et de déchéance, de rires et de larmes, d’amour et de trahison. À 73 ans, celui qui faisait rire la nation confessait à voix basse qu’il ne pardonnerait jamais – jamais – à celles et ceux qui l’avaient quitté, remplacé sans un mot, ou abandonné. Aujourd’hui, nous revenons sur l’envers du décor d’un géant de la télévision tombé de son trône, victime d’un monde qu’il avait lui-même façonné, et d’une solitude immense que son humour n’a jamais pu combler.

L’ascension fulgurante d’un monument de la télévision

Jacques Martin, né le 22 juin 1933 à Lyon, se passionne très tôt pour la musique, l’humour et la scène. Après des débuts timides comme chansonnier, il perce dans les années 60 avec des sketchs radiophoniques aux côtés de Jean Yanne. Mais c’est à la télévision que sa carrière explose. À partir de 1975, il devient l’animateur star avec “Le Petit Rapporteur”, une émission satirique qui marque toute une génération par son ton irrévérencieux et son humour décalé. Puis viennent “L’École des Fans” et “Dimanche Martin”, des formats phares du paysage audiovisuel français. Sa présence charismatique, son verbe facile et son goût pour le spectacle font de lui un monument du divertissement.

Il révèle des dizaines de talents, de Vanessa Paradis à Laurent Gerra, et devient une figure paternelle du show-business télévisé. Chaque dimanche, des millions de foyers se rassemblent devant leur écran pour le retrouver. L’expression “À dimanche avec Jacques Martin” entre dans le langage populaire, symbole d’une époque où la télévision réunissait les familles.

L’envers du décor : un homme complexe et exigeant

Mais derrière le présentateur jovial se cache un homme d’une complexité rare. Perfectionniste, exigeant, il impose des rythmes intenses à ses équipes. Certains parlent de tyrannie douce, d’autres d’un patron généreux mais dur. Jacques Martin aime être au centre de tout : contrôler, produire, animer, créer. Il est l’architecte de son propre empire audiovisuel, mais cette quête de perfection le rend parfois invivable pour son entourage.

Côté vie privée, les choses se compliquent. Il se marie une première fois avec Annie Lefèvre, puis multiplie les histoires d’amour marquantes : Marion Game, Danièle Évenou, et plus tard Cécilia Ciganer-Albeniz, qui deviendra ensuite l’épouse de Nicolas Sarkozy. De ces unions naîtront huit enfants. Mais avec le temps, la distance émotionnelle s’installe. Jacques Martin est un père souvent absent, happé par ses obligations et ses obsessions professionnelles. Plusieurs de ses enfants témoigneront plus tard d’un manque d’affection et d’une forme de solitude imposée, d’une relation complexe faite de respect mais aussi de distance et de non-dit.

La chute de l’empereur : trahison et abandon

Les années 90 marquent un tournant. Malgré le maintien de son émission dominicale, l’univers télévisuel change. L’humour devient plus jeune, plus acide, les formats plus courts, plus modernes. Jacques Martin peine à s’adapter. Lorsque France Télévisions décide en 1998 de mettre fin à son émission, c’est un coup dur. Il perd son créneau mythique, son public, sa visibilité. La presse le surnomme “l’empereur déchu du dimanche”. Il vit cet arrêt comme une trahison, une éviction sans gloire, un “coup de poignard” donné par l’institution qu’il avait contribué à faire briller.

En 1998, un AVC le frappe. Il perd une partie de sa mobilité, continue quelques temps à apparaître, mais sa santé décline. Il finit par se retirer à Biarritz, loin du tumulte parisien. Sa dernière apparition marquante reste celle lors du mariage de sa fille Judith en 2006. Un an plus tard, le 14 septembre 2007, Jacques Martin s’éteint à 74 ans. Aucun hommage national ne lui est rendu par la télévision publique, un silence que beaucoup jugeront injuste, et qui renforce le sentiment d’abandon et de non-reconnaissance.

Les pardons jamais accordés : une blessure profonde

Dans ses dernières années, Jacques Martin a exprimé un profond ressentiment envers plusieurs personnes qu’il n’a jamais pu pardonner.

    Son ex-compagne, Danièle Évenou : Dans ses mémoires, elle décrit un quotidien pesant, fait d’exigences et de tensions, évoquant un compagnon “invivable, colérique, impossible à satisfaire”. Elle raconte les cris, les pressions psychologiques, les nuits sans sommeil. Ces révélations, rendues publiques, ont brisé l’image lisse d’un homme que l’on pensait bienveillant, le montrant comme un “tyran domestique”. Jacques Martin, dit-on, a vécu ces accusations comme une trahison suprême.
    France Télévisions : La décision de supprimer “Dimanche Martin” en 1998 a été vécue comme une humiliation profonde. Il se sentait abandonné par la chaîne publique, celle à qui il avait “donné sa vie”, et qui l’a remercié “en silence”. Ce ressentiment envers les dirigeants de France Télévisions ne le quittera jamais.
    Certains de ses proches et collaborateurs : Au fil du temps, des anciens collègues comme Danièle Prévost, Pierre Desproges ou Stéphane Collaro, pourtant révélés grâce à lui, ont pris leurs distances. Les désaccords sur le ton, le contenu et surtout l’autorité de Martin avaient laissé des cicatrices. Collaro dira un jour : “Jacques, c’était un génie, mais les génies parfois, ça vous bouffe.” Ce silence et cette absence d’hommages publics ont été vécus comme une ingratitude.
    Plusieurs de ses enfants : Devenus adultes, plusieurs de ses enfants ont pris leurs distances. Jacques Martin ressentait cela comme une forme d’ingratitude, lui qui pensait avoir tout donné à sa famille. Judith Martin, l’une de ses filles, confiera des années plus tard qu’elle n’a jamais vraiment su comment lui parler, que leur lien avait toujours été codé, pudique, trop distant. Ce sentiment d’abandon familial s’est ajouté à sa solitude.
    Cécilia Ciganer-Albeniz : Bien que non explicitement nommée dans le contexte du pardon, le départ de Cécilia, qui l’a quitté pour Nicolas Sarkozy, a été un épisode douloureux et très médiatisé de sa vie. Le fait qu’elle ait raconté au public qu’il était “invivable” a marqué profondément Jacques Martin, qui a ressenti ces mots comme une trahison intime et publique.

Une fin de vie entre regrets et quelques réconciliations fragiles

Les années 2000 marquent pour Jacques Martin une longue descente vers l’oubli. Affaibli par les séquelles de son AVC et des problèmes cardiaques, il se retire à Biarritz. Les médias parlent peu de lui. Ceux qui lui doivent leur carrière brillent sur d’autres scènes. L’homme qui animait les dimanches de millions de Français semble s’être effacé du paysage.

Pourtant, dans l’ombre, des blessures ouvertes restent béantes. Dans sa maison de Biarritz, il vit une solitude choisie mais amère. Les visites sont rares, il refuse les interviews, et regarde la télévision avec nostalgie, reconnaissant les visages qu’il a révélés sans jamais être cité. Il se sent effacé de l’histoire qu’il a contribué à écrire.

Contre toute attente, quelques semaines avant sa mort, des gestes bouleversent le calme ambiant. Une de ses filles, qui ne l’avait pas vu depuis longtemps, franchit le seuil de sa maison. Sans caméra, sans journaliste, sans discours, elle vient simplement s’asseoir à côté de lui. On raconte qu’il n’a rien dit pendant de longues minutes, puis dans un souffle, il aurait prononcé : “Je n’ai pas su être là.” Des mots simples, mais d’une puissance déchirante, symbolisant tout ce qui n’a jamais été dit. Peu après, un appel surprenant parvient à Biarritz : un ancien collègue de “L’École des Fans” demande à le voir. L’échange est bref mais sincère, quelques souvenirs échangés et un silence complice. Jacques Martin, d’après les confidences de sa compagne de l’époque, Céline Boisson, aurait eu les larmes aux yeux. Peut-être pour la première fois ne se sentait-il plus oublié.

Le 14 septembre 2007, Jacques Martin s’éteint paisiblement dans son lit. Aucun hommage officiel ne sera diffusé par les chaînes de télévision. Et pourtant, dans de nombreux foyers, un vide se fait sentir. Des anonymes déposent des fleurs devant les anciens studios, des lettres arrivent à Biarritz. Le public, lui, n’avait pas oublié.

Jacques Martin a fait rire des générations entières. Il a lancé des carrières, réinventé le divertissement télévisé et marqué les dimanches des Français d’un ton unique, à la fois espiègle et érudit. Pourtant, sa fin de vie fut empreinte de silence, de blessures tues, de relations brisées. À l’écran, il incarnait la joie ; en privé, il portait le poids de ses manquements, de ses exigences, de ses regrets. Aujourd’hui, sa mémoire divise encore. Certains ne retiennent que l’artiste brillant, d’autres se souviennent de l’homme autoritaire, de l’époux difficile, du père distant. Son histoire, faite de sommets et de creux, d’éclats de rire et de silence pesant, mérite d’être revisitée, car derrière le rideau des projecteurs, il y avait un homme seul, fier, tourmenté. Et c’est peut-être là que réside toute la vérité.