Mesdames, messieurs, comment un drame aussi atroce a-t-il pu durer neuf longues années sans que personne ne le sache ? L’histoire de Gisèle Pelicot, 72 ans, est celle d’une descente aux enfers silencieuse, d’une trahison inimaginable qui s’est déroulée dans l’intimité de son propre foyer. Une femme discrète, loin des projecteurs, a vu sa vie basculer dans l’horreur, sous le même toit que l’homme qu’elle avait épousé par amour. De 2011 à 2020, Dominique Pelicot, son mari, l’a droguée nuit après nuit, l’a laissée inconsciente pour permettre à d’autres hommes de la violer en série, tout en filmant chaque scène. Ce n’est qu’en 2020, après l’arrestation de son mari pour voyeurisme dans un supermarché, que la vérité a éclaté, brutalement, provoquant une onde de choc nationale. Gisèle, face à l’horreur, a refusé de se cacher, elle a dit “non” au silence, “non” à l’oubli. Et c’est ainsi qu’elle est devenue l’un des symboles les plus puissants et les plus dignes de la lutte contre les violences sexuelles en France. Voici l’histoire d’un combat déchirant entre horreur, trahison et une dignité retrouvée.

Une vie ordinaire basculée dans l’indicible

Née le 7 décembre 1952 à Villingen, dans l’Allemagne de l’Ouest, alors que son père militaire français y est en poste, Gisèle Pelicot passe ses premières années en territoire allemand. Le décès précoce de sa mère, alors qu’elle n’a que 9 ans, marque à jamais son enfance et forge en elle une forme de retenue et de discrétion qui la caractérisera tout au long de sa vie. Issue d’un milieu modest, elle suit un parcours scolaire sans éclat mais stable, avant d’intégrer la fonction publique où elle travaille dans le secteur de la logistique et de l’administration. Rien alors ne la prédestine à devenir une figure publique, encore moins une icône de la résistance judiciaire face à l’innommable.

En 1973, à l’âge de 21 ans, elle épouse Dominique Pelicot, un homme qu’elle connaît depuis quelques mois seulement. Il est décrit comme intelligent, charmeur, à l’apparence respectable. Ensemble, ils s’installent dans le sud de la France, près d’Avignon, puis à Mazan, dans le Vaucluse. Le couple a trois enfants : David, Caroline et Florian. Aux yeux de l’extérieur, les Pelicot incarnent une famille française ordinaire. Les voisins les décrivent comme courtois, discrets, sans éclats particuliers. Gisèle en particulier est souvent perçue comme une femme douce, effacée, toujours aimable mais peu expansive. Durant les années 1980 et 1990, elle élève ses enfants, travaille à mi-temps dans des structures administratives locales, ne fait jamais parler d’elle. Aucune ombre publique, aucune plainte, une vie paisible en apparence.

C’est dans ce contexte d’une vie qui semble paisible que l’effondrement invisible de son existence commence. Ses enfants quittent peu à peu le domicile familial à l’âge adulte, et elle reste seule avec son mari. Dès les premiers signaux étranges – des absences de mémoire au réveil, des douleurs inexpliquées –, Gisèle tente de rationaliser. Elle se pense stressée, fatiguée, sujette à des troubles du sommeil. Elle consulte un médecin, parle peu, se remet en question. Elle n’imagine jamais que l’homme avec qui elle partage son lit depuis près de 50 ans soit capable de l’anéantir dans l’intimité la plus absolue.

Dominique Pelicot, pendant ce temps, mène une double vie glaçante. Il se présente à l’extérieur comme un retraité banal, tout en orchestrant une entreprise de sévices abominables contre son épouse. Jusqu’à fin 2020, Gisèle ne sait rien, elle vit dans un brouillard constant, sans explication.

Le hasard morbide et l’éclatement de l’horreur

La vérité n’éclate qu’à la faveur d’un hasard morbide. En octobre 2020, Dominique Pelicot est arrêté pour avoir installé un dispositif de caméras discrètes dans un supermarché de la région afin de filmer des femmes à leur insu. L’enquête s’ouvre, la police perquisitionne son domicile et saisit ses appareils électroniques. Ce que les enquêteurs y découvrent va immédiatement provoquer un choc d’une ampleur nationale : des milliers de fichiers vidéos et photos mettant en scène des viols répétés de Gisèle endormie, inconsciente, dénudée, exploitée dans les pires conditions.

L’annonce ne tarde pas à se répandre dans la presse. Les mots sont durs : viols conjugaux, réseau informel de violeurs, drogue et abus en série. Gisèle est informée par les enquêteurs. Le sol se dérobe sous ses pieds, mais son premier réflexe est de coopérer. Elle demande à voir les vidéos, malgré l’effroi, pour comprendre, pour mesurer, pour reprendre le contrôle. Elle identifie son mari, d’autres visages reviennent : certains sont des hommes qu’elle aurait croisés dans des repas de quartier, d’autres lui sont totalement étrangers. Elle est submergée, pourtant elle ne cède pas.

Dès les premières auditions, elle décide de déposer plainte, puis de se constituer partie civile. Et fait rarissime, elle annonce qu’elle ne veut pas rester anonyme. C’est le début d’une bataille judiciaire titanesque. Son nom se propage dans la presse, d’abord timidement, puis avec gravité. Le pays découvre son histoire. Les associations de défense des droits des femmes saluent son courage. Gisèle Pelicot, qui n’avait jamais été sur le devant de la scène, se transforme en symbole. Son regard reste discret, sa voix reste posée, mais ce qu’elle incarne désormais dépasse sa propre histoire. Elle est devenue, malgré elle, l’héroïne d’une tragédie moderne dans une France qui redécouvre l’ampleur des violences conjugales invisibles.

Neuf ans d’enfer : L’ampleur de la trahison

Pendant près d’une décennie, entre juillet 2011 et octobre 2020, Gisèle Pelicot a été violée à répétition dans son propre lit, sans jamais en avoir conscience. Ce que la justice révélera plus tard dépasse toute imagination. Dominique Pelicot lui administrait régulièrement des somnifères puissants ou des substances anesthésiantes dissimulées dans ses repas ou ses boissons. Une fois endormie, inconsciente, il ouvrait la porte de leur maison à Mazan à d’autres hommes, parfois des connaissances, parfois des inconnus, qui se succédaient dans sa chambre pour l’agresser sexuellement. Dominique les filmait, prenait des photos, conservait tout sur ses disques durs personnels. Et durant tout ce temps, il continuait de se montrer affectueux, serviable, attentionné devant les voisins.

Le 25 octobre 2020 restera à jamais gravé dans la mémoire de Gisèle Pelicot. Ce jour-là, tout a basculé. Vers 8h45 du matin, deux officiers de police judiciaire frappent à la porte du domicile conjugal à Mazan. Dominique Pelicot est interpellé sur-le-champ, soupçonné d’avoir installé des caméras cachées dans un supermarché. Rien ne laisse encore présager l’ampleur du cauchemar qui va suivre. Lorsque la police perquisitionne la maison, elle saisit plusieurs disques durs, des clés USB, des caméras et des ordinateurs. Pendant les heures qui suivent, les experts informatiques découvrent des milliers de fichiers compromettants : des vidéos classées, datées, archivées, toutes montrent Gisèle inconsciente, abusée. L’horreur est méticuleusement organisée.

Le lendemain, au commissariat, un officier informe Gisèle que son mari est en garde à vue. Elle ne le comprend pas. On lui demande si elle souhaite consulter certaines vidéos retrouvées. Elle hésite, puis accepte. Dans une salle close, accompagnée d’une psychologue, elle regarde les premières images. Ce qu’elle voit la tétanise : elle-même inerte, des hommes inconnus, son mari qui entre et sort de la pièce, un rire enregistré. Le monde s’effondre, elle s’effondre. La séance dure moins de 10 minutes, mais cela suffit à faire basculer une vie entière. Elle quitte le poste en silence. Le soir même, elle appelle une avocate. Elle ne dormira pas cette nuit-là, ni les suivantes.

Le 28 octobre, Gisèle retourne au commissariat. Elle dépose plainte. Elle répond aux questions, elle détaille les absences de mémoire, les douleurs au réveil, la fatigue inexpliquée. Elle se souvient d’avoir parfois douté, d’avoir cru que quelque chose n’allait pas, mais jamais elle n’aurait imaginé cela. Les enquêteurs lui montrent des extraits supplémentaires. Elle identifie des visages, des voix. Son mari est partout présent, complice, organisateur. Une trahison totale, intime, définitive. À la sortie de l’entretien, elle s’effondre dans les bras de sa fille, mais elle a décidé : elle ira jusqu’au bout. Les jours suivants, le nom de Gisèle n’apparaît nulle part dans la presse. La justice la protège, mais elle déjà prend une décision rare : elle refusera l’anonymat, elle signera tous ses actes à visage découvert. Elle veut que justice soit rendue pleinement.

Le procès : Un combat pour la reconnaissance

L’instruction judiciaire s’accélère. Les perquisitions permettent d’identifier d’autres suspects. Des convocations sont envoyées, les premières arrestations ont lieu. Certains nient, d’autres avouent. Le procès se prépare : 51 hommes sont mis en examen pour des faits allant du viol aggravé à la détention d’images pédopornographiques, en passant par l’agression sexuelle. Le parquet parle de crimes systémiques.

Dans les mois qui précèdent le procès, elle est suivie psychologiquement, préparée à l’exposition médiatique, entourée d’une cellule juridique spécialisée. Mais elle reste lucide : ce qu’elle va affronter devant la cour d’assises d’Avignon en 2024 dépasse l’entendement. Un des accusés, Ousametin Dogan, nie toute responsabilité. Il affirme ne pas avoir su que la victime était inconsciente, il tente d’inverser les rôles, de semer le doute. Gisèle maintient son calme. Elle témoigne avec précision, décrit ses absences de mémoire, son état léthargique, ses soupçons tardifs. Elle parle avec une dignité bouleversante. Les mots ne tremblent pas, mais l’émotion est palpable.

Les audiences sont longues, les visages des accusés défilent. Certains reconnaissent, d’autres minimisent. Dominique Pelicot, lui, reste froid, mécanique, distant. Il admet les faits, mais refuse de parler d’amour ou de regret. Pour Gisèle, cette posture est pire que tout : l’homme qu’elle a épousé ne manifeste ni honte ni compassion. Il se contente d’expliquer ses choix comme s’il s’agissait de “logistique criminelle”.

Le verdict tombe en mars 2024. 51 accusés sont reconnus coupables de viols aggravés ou de complicité. Dominique Pelicot est condamné à 20 ans de réclusion criminelle. Ousametin Dogan, condamné à 8 ans, fait appel. À l’audience d’appel en 2025, la cour le condamne plus sévèrement encore : 10 ans. Gisèle est présente à chaque instant. Sa silhouette frêle devient familière des photographes. Elle refuse les interviews spectaculaires, mais accepte certains portraits choisis. Elle devient une figure d’exemple dans les milieux féministes et judiciaires.

L’icône malgré elle : Un combat pour le contrôle de son image

La médiatisation de l’affaire Pelicot devient inévitable à mesure que les audiences progressent. Gisèle Pelicot, jusqu’alors inconnue du grand public, se retrouve propulsée malgré elle au cœur de l’actualité nationale. Mais loin de fuir les projecteurs, elle choisit d’en faire une tribune. Elle ne s’exprime jamais à la télévision, mais chaque apparition au tribunal est une déclaration silencieuse de courage.

Un des épisodes les plus marquants survient lorsqu’un grand magazine people, Paris Match, publie une photo d’elle à la sortie du tribunal sans autorisation. Gisèle saisit immédiatement la justice. Elle attaque le magazine pour atteinte à la vie privée. La plainte aboutit à une transaction confidentielle, mais le message est clair : elle ne tolérera plus jamais qu’on utilise son image sans son accord. Elle n’a pas choisi cette histoire, mais elle choisit la manière dont elle sera racontée. Cet épisode laisse une trace même dans sa reconstruction ; elle doit se battre pour garder le contrôle de son image au-delà des médias.

En juillet 2025, à l’occasion de la fête nationale, l’Élysée annonce une promotion exceptionnelle dans l’ordre de la Légion d’honneur. Le nom de Gisèle y figure. Elle est nommée Chevalier pour son courage, sa dignité et sa contribution exemplaire à la reconnaissance des violences sexuelles invisibles. Cette décoration suscite une vague d’émotion dans les médias ; les éditorialistes parlent d’une victoire du courage civil. Lors de la cérémonie, elle refuse les discours grandiloquents. Elle se contente d’une phrase : “Ce n’est pas une médaille pour moi, c’est pour toutes celles qui n’ont jamais pu parler.”

Vivre avec les cicatrices : Un combat inachevé

Mais derrière cette reconnaissance, les cicatrices restent vives. Gisèle vit aujourd’hui protégée, loin de Mazan. Elle ne donne plus d’interview. Elle reçoit des lettres de soutien, mais aussi des messages haineux. Certains remettent en question sa parole, d’autres l’accusent d’avoir sali son mari, de vouloir se venger. Ce sont les séquelles silencieuses d’un combat qui ne finit jamais vraiment. Pourtant, à chaque attaque, elle répond de la même façon : par le silence. Le même qu’elle a dû subir pendant 9 ans, mais qu’elle transforme désormais en acte de résistance.

Ses enfants, malgré les traumatismes, sont restés à ses côtés. La justice a tranché, les coupables ont été condamnés. Pourtant, la douleur ne s’efface pas. Et dans la solitude de ces jours, Gisèle se demande parfois si tout cela a suffi à réparer l’irréparable. Car comment se remet-on d’une trahison aussi totale ? Comment vit-on après avoir été utilisé comme un objet par l’homme que l’on aimait ? Le pardon est-il possible lorsqu’il n’y a jamais eu de véritable repentance ? Peut-on tourner la page lorsque chaque nuit rappelle une décennie volée ?

Gisèle Pelicot n’a pas écrit cette histoire, mais elle a eu le courage de la révéler. Et cela, personne ne pourra jamais le lui enlever. Son témoignage est une lumière dans l’obscurité, un rappel puissant que derrière les portes closes, des drames inimaginables peuvent se dérouler. Mais c’est aussi un message d’espoir et de résilience, une preuve que la dignité humaine peut triompher de l’horreur, même lorsque l’on est confronté à la pire des trahisons. Gisèle Pelicot, à 72 ans, continue d’être un phare pour toutes les victimes de violences sexuelles, une femme qui, par son courage, a brisé un tabou et ouvert la voie à une justice plus juste et plus humaine.