C’est un dossier qui hante la République depuis plus d’une décennie. Un serpent de mer fait de valises de billets, de secrets d’État et de relations inavouables. Mais pour Edwy Plenel, co-fondateur de Mediapart, ce n’est pas une simple affaire de financement de campagne. C’est “l’affaire des affaires”, un scandale d’une gravité telle qu’il ébranle les fondements de notre démocratie. Invité à s’exprimer sur les menaces proférées par Nicolas Sarkozy, le journaliste ne s’est pas contenté de défendre son travail. Il a lancé une contre-offensive dévastatrice, accusant l’ancien président non seulement de corruption, mais de “haute trahison”, suggérant que la guerre de 2011 en Libye fut une opération cynique destinée à effacer les traces d’un pacte originel avec un dictateur.

Le point de départ de cette nouvelle sortie médiatique est la colère de Nicolas Sarkozy. L’ancien président, acculé par la justice, a publiquement menacé : “Je briserai les auteurs de la machination”. Dans son viseur : les juges, l’entourage de Kadhafi, et Edwy Plenel lui-même. La réponse du journaliste est glaciale. “Ce n’est pas un langage d’ancien président de la République”, assène Plenel. “C’est plutôt un langage de voyou.”

Pour le patron de Mediapart, cette fébrilité trahit un homme aux abois. “Son problème, ce n’est pas Mediapart. Son problème, c’est la justice”, rappelle-t-il, avant d’énumérer le casier judiciaire politique de l’ancien chef d’État : le renvoi en correctionnelle pour Bygmalion (campagne 2012), la mise en examen pour corruption dans l’affaire Bismuth, et enfin, la triple mise en examen dans le dossier libyen.

Mais le cœur de l’argumentation de Plenel vise à déconstruire méthodiquement la défense de Nicolas Sarkozy. L’ancien président tente de retourner l’opinion en accusant le journaliste d’être de la “famille de Kadhafi”. Plenel éclate de rire. “Mais enfin, c’est le plus gros bobard de l’année !” lance-t-il, avant de porter le premier coup, fatal. “Ce n’est pas moi qui ai planté la tente de monsieur Kadhafi dans les jardins de la République en décembre 2007.”

Cette image, symbole de l’indécence pour beaucoup à l’époque, n’était que la partie émergée de “relations incestueuses et corruptrices”. Plenel va plus loin et exhume un document explosif, issu du dossier des juges : la retranscription d’une conversation téléphonique officielle entre le tout nouveau président Sarkozy et le dictateur libyen, datée du 28 mai 2007, douze jours seulement après l’élection.

Ce que dit Sarkozy à Kadhafi est stupéfiant. Il l’appelle “Mohamar” et “monsieur le guide”. Il lui dit garder un “magnifique souvenir” de sa visite (secrète, à l’époque) auprès de lui. La conversation se conclut par ces mots surréalistes : “Je compte sur votre prière, monsieur le guide. Je souhaite vous exprimer mes respects et mon amitié.”

Plenel triomphe. Comment l’homme qui crie aujourd’hui au complot d’un régime “d’assassins” pouvait-il tenir de tels propos ? La réponse, selon le journaliste, est simple : l’argent.

Le journaliste retrace la genèse de l’affaire, bien avant 2007. Il décrit des voyages secrets, organisés par l’intermédiaire Ziad Takieddine, entre 2005 et 2007. Des voyages à Tripoli de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, de Brice Hortefeux, alors ministre des Collectivités locales, et de Claude Guéant. “Qu’allaient-ils faire en Libye ?” interroge Plenel. Il répond en citant les notes de Takieddine : “Ils allaient discuter du sujet qu’il fallait aborder discrètement : c’était l’argent.”

L’accusation la plus grave, celle qui touche à la trahison, concerne une rencontre spécifique. Un tête-à-tête “sans escorte, sans témoin de l’ambassade” entre Brice Hortefeux, l’ami de trente ans de Sarkozy, et un certain Abdallah Senoussi. Senoussi n’est pas n’importe qui : c’est le chef des services secrets libyens, le beau-frère de Kadhafi. Surtout, à ce moment-là, il est “condamné à la prison à perpétuité et recherché par la justice française” pour son rôle dans l’attentat du DC-10 d’UTA, qui a coûté la vie à 170 personnes, dont 54 Français.

Pour Plenel, la messe est dite. Un ministre de la République française, bras droit du futur président, s’entretient secrètement avec un terroriste recherché par son propre pays.

C’est ce passé “corruptif” qui, selon Plenel, explique la guerre de 2011. L’accusation est au cœur de sa thèse : Sarkozy, sachant ce qu’il risquait si ces “relations incestueuses” éclataient au grand jour, aurait eu des “arrières-pensées privées” en déclenchant le conflit. “Il y a une autre affaire qui est la guerre de 2011, sur laquelle notre démocratie n’a pas fait toute la lumière”, insiste Plenel. Il accuse la France, sous l’impulsion de Sarkozy, d’avoir “dépassé le mandat initial des Nations-Unies” (la protection des civils) pour le transformer en une opération de “renversement du régime”, allant jusqu’à “l’assassinat du dictateur”. Et d’ajouter cette phrase lourde de sous-entendus : “L’assassinat par qui ? Ça, on ne le sait pas encore.”

Les conséquences de cette “irresponsabilité” ? “Nous avons accru les désordres du monde.” Plenel explique que l’arsenal militaire libyen, le plus important d’Afrique, a été “dispersé”. “Il est aux mains de qui ? Il est aux mains des djihadistes. De ceux que maintenant on nous appelle à combattre […] dans le Sahel. Nous combattons ce que nous avons créé.” Citant Barack Obama, qui a qualifié l’intervention en Libye de “principal regret de sa présidence”, Plenel appelle le Parlement français à ouvrir enfin une enquête.

Face à cette montagne d’accusations, que reste-t-il de la défense de Nicolas Sarkozy ? Selon Plenel, rien. Le journaliste dépeint un ancien président qui s’effondre devant les juges. L’homme qui disait “quand j’étais président, je m’occupais de tout” et que ses ministres étaient de “simples collaborateurs” devient soudain amnésique.

“On a un homme qui dit ‘Je ne sais pas’, ‘Ça ne me concernait pas’”, raille Plenel. “Ah, ce qu’a fait monsieur Guéant ? Je ne sais pas. Ah, ce qu’a fait monsieur Hortefeux ? Je ne sais pas.” Il se défausse sur eux. Sur Guéant, pris la main dans le sac à acheter un appartement avec 500 000 euros en cash. Sur Guéant encore, qui loue un coffre-fort (“une salle forte où un homme pouvait tenir debout”) pendant la campagne de 2007, prétendument “pour garder les discours” de Sarkozy. “Le soupçon des policiers, c’est que dans cette salle forte, il y avait quoi ? Du liquide.”

Edwy Plenel conclut par la gravité de l’enjeu. “C’est l’affaire la plus grave, peut-être de toute notre histoire républicaine. Vous vous rendez compte ? Un président de la République qui est élu avec une contribution financière d’un pays étranger […] La corruption d’une démocratie par une dictature.” Et de conclure sur la guerre, conséquence de cette corruption : “Le président est le chef des armées. Une guerre derrière ça… Alors qu’il savait ses liens avec Kadhafi.”

Défendant le rôle de Mediapart, Plenel se voit comme un simple “leveur de lièvres”. “Ensuite, c’est à la société de les attraper. C’est à la justice, aux citoyens d’être juges.” Grâce à cet acharnement, le procès de “l’affaire des affaires” est désormais inéluctable.