Il est le dernier témoin d’une époque que l’on s’acharne à transformer en produit dérivé. À 83 ans, Claude Moine, connu de la France entière sous le nom d’Eddy Mitchell, n’est pas mort. Pas encore. Mais il s’est retiré du jeu. Pendant que les souvenirs de son “frère” Johnny Hallyday sont vendus à la découpe, lui a choisi le silence. Un silence qui, lorsqu’il est rompu, résonne comme un coup de tonnerre. Car Eddy Mitchell, le rockeur à la voix grave, le “Schmoll”, n’a jamais cherché à plaire. Aujourd’hui moins que jamais. Loin du tumulte, dans son appartement parisien feutré ou sa maison secrète du Sud, il observe, lucide et tranchant, le “spectacle de la mort” qu’il exècre. Et quand il parle, ce n’est pas pour glorifier le passé, mais pour défendre la vérité. Quitte à se fâcher. Quitte à s’isoler. Quitte à devenir le gêneur magnifique d’un deuil national devenu “grotesque”.

La rupture la plus fracassante, celle qui a scellé son image de gardien du temple, concerne l’héritage de Johnny. La mort de son ami de cinquante ans en 2017 a été un électrochoc. Mais l’après-mort a été une révolte. Alors que le pays pleurait son idole, Mitchell, lui, voyait l’indécence. Il n’a pas mâché ses mots. Les hommages posthumes ? “Grotesques” et “malades”. La statue Harley Davidson érigée devant Bercy ? “Une insulte”, “d’une vulgarité absolue”, “une horreur”. Il l’affirme : “Johnny ne méritait pas ça”. Il dénonce une “exploitation commerciale” éhontée, une mise en scène qui trahit l’homme qu’il a connu.

Mais c’est sur le front familial que Mitchell a porté le coup le plus dur. Lorsque le testament de Johnny est révélé, excluant ses enfants biologiques David Hallyday et Laura Smet, sa filleule, au profit exclusif de Laeticia Hallyday, Mitchell ne choisit pas la neutralité diplomatique. Il choisit son camp : celui du sang, celui de la morale. “Je pense qu’on ne doit jamais désavouer ses enfants”, lâche-t-il sur Europe 1. La phrase est une bombe. Elle fait de lui l’allié objectif de David et Laura dans la bataille judiciaire qui s’annonce. Laeticia Hallyday, la veuve du taulier, ne lui pardonnera pas et lui coupe tout lien. Le voilà “persona non grata” dans le clan officiel, isolé, mais droit dans ses bottes. Il assume tout, fidèle à sa ligne de conduite. Il ne s’agit pas d’argent, il s’agit de principes.

Cette intégrité, cette parole libre, c’est la marque de fabrique de l’homme depuis ses débuts. Né Claude Moine le 3 juillet 1942 dans le quartier populaire de Belleville, à Paris, ce fils d’employé des PTT a trouvé dans le rock’n’roll américain une échappatoire. Elvis, Chuck Berry, Gene Vincent sont ses idoles. En 1960, il fonde Les Chaussettes Noires, le premier véritable phénomène rock de masse en France. C’est une révolution culturelle. Mais Mitchell n’est pas qu’un copiste. Dès 1963, il entame une carrière solo où il explore le blues, la country, et adapte cette culture américaine à la langue française avec une finesse rare. Des succès comme “Sur la route de Memphis” deviennent des hymnes.

Parallèlement, il devient une figure médiatique incontournable avec “La Dernière Séance”, son émission culte, véritable déclaration d’amour au cinéma américain classique. Car l’homme est double. Il est ce rockeur à l’ancienne, mais aussi un acteur sensible et reconnu. Souvent méconnue, sa filmographie compte plus de 40 films. En 1996, il reçoit le César du meilleur second rôle masculin pour “Le bonheur est dans le pré”, confirmant un talent à contre-courant de son image publique. Il n’est jamais devenu un “monument national” intouchable comme Johnny ou Sardou, sans doute parce qu’il “n’a jamais cherché à plaire à tout prix”. Il est resté trop libre, trop lucide, trop lui-même.

Cette même lucidité s’applique à sa propre vie, et notamment à sa fortune. Car si Eddy Mitchell vit retiré, il vit confortablement. Loin des extravagances, “Schmoll” a bâti un patrimoine solide, une “fortune secrète” gérée avec la même rigueur que ses principes. La base de sa richesse provient de son catalogue musical. Avec plus de 30 albums studio, les royalties continuent de générer, selon les estimations, plusieurs centaines de milliers d’euros par an. Les rééditions et les droits de “La Dernière Séance” complètent ces revenus.

Côté immobilier, Mitchell est tout aussi discret. Il possède un appartement cossu dans le 16e arrondissement de Paris, un quartier prisé pour son calme bourgeois, loin des regards indiscrets. Mais il détient aussi une “maison cachée” dans le sud de la France, près de Saint-Tropez, un refuge où il se rendait pour écrire et se reposer, loin de la pression médiatique. La presse spécialisée estime la valeur de ses biens immobiliers entre 4 et 6 millions d’euros. Ajoutons à cela les gains de sa carrière cinématographique et des investissements judicieux. Pourtant, l’homme n’a rien d’un “flambeur”. Il confiait à France Inter : “Je n’ai jamais été un flambeur, j’ai toujours préféré garder de côté”.

Ce rapport stoïque à l’argent contraste violemment avec les déchirements auxquels il a assisté. Témoin privilégié de la guerre d’héritage Hallyday, Mitchell a pris les devants pour sa propre succession. Lui qui a trois enfants, il semble avoir tout orchestré pour éviter la controverse. Un notaire parisien confirmait sous couvert d’anonymat que “Monsieur Moine avait tout réglé depuis longtemps”. Pas de zone d’ombre, pas de litige public. Un choix d’une clarté absolue, presque à contre-courant dans un milieu où les successions virent souvent au drame médiatique. C’est peut-être là, son ultime geste d’élégance : assurer le silence après sa mort, lui qui chérit tant le silence de son vivant.

Aujourd’hui, à 83 ans, Eddy Mitchell s’efface. Il ne monte plus sur scène, annonçant la fin des grandes salles en 2022. “Je suis fatigué, il faut savoir s’arrêter”, expliquait-il sobrement. Les apparitions se raréfient. Il décline les documentaires sur Johnny, sur l’âge d’or du rock, sur lui-même. “Il ne veut pas de regard nostalgique, encore moins de glorification”, explique son entourage. En août 2025, une photo volée le montre à Paris, chapeau sur la tête, appuyé sur une canne. Fatigué, mais pas brisé. L’image est poignante : la légende se retire sur la pointe des pieds, pendant que le monde consomme encore ses souvenirs.

Il veut “juste du silence”. Pas de cérémonie spectaculaire, pas de tournée d’adieux larmoyante. Il veut que son œuvre parle pour lui. Dans un monde obsédé par le bruit et la mise en scène de soi, Eddy Mitchell incarne une forme de résistance. Il ne meurt pas sur scène ; il s’éloigne lentement, avec la dignité d’un homme qui refuse le spectacle. Son héritage n’est pas de pierre ou de bronze, il n’y aura pas de statue. Son plus grand legs reste cette fidélité absolue à ses principes. Il restera comme un repère moral, le dernier “homme libre” d’une époque révolue, qui a préféré être vrai plutôt que d’être aimé à tout prix.