Elle avait filmé le silence mieux que quiconque, capturant l’ordinaire et l’intime avec une acuité déchirante. Pourtant, c’est dans un silence encore plus assourdissant que Chantal Akerman, l’une des plus grandes cinéastes du XXe siècle, a choisi de disparaître. À l’âge de 64 ans, elle s’est enfermée dans une chambre d’hôtel parisienne, ne laissant derrière elle ni mots, ni adieux, mais un héritage monumental et un cri muet adressé à un monde qui, bien souvent, ne l’avait pas comprise. Ce geste radical en octobre 2015 a choqué le monde du cinéma, suscitant une vague d’hommages, peut-être trop tardifs, pour une artiste qui a toujours cherché à faire entendre une voix différente.

Ceux qui la connaissaient savaient qu’elle vivait dans une douleur invisible, une tension constante entre l’amour et la révolte, entre l’enfant désireuse de comprendre et l’artiste qui ne voulait plus être comprise. Mais derrière son œuvre radicale et novatrice se cachait une blessure plus intime, une amertume profonde. Dans les dernières années de sa vie, Akerman avait confié qu’il y avait des gens, des regards, des discours qu’elle ne pourrait jamais pardonner. Ces non-dits, ces visages qu’elle a choisi de ne jamais absoudre, sont autant de clés pour comprendre la complexité et la tragédie de son existence.

Le cinéma de Chantal Akerman

Une Enfance Marcée par l’Ombre de la Shoah

Chantal Akerman est née le 6 juin 1950 à Bruxelles, au sein d’une famille juive d’origine polonaise, marquée à jamais par l’Holocauste. Sa mère, Natalia, rescapée du camp d’Auschwitz, portait en elle une douleur indicible dont elle ne parlait jamais. Ce silence, ce poids écrasant de l’histoire, allait façonner toute la sensibilité artistique de Chantal. Très tôt, elle s’écarte des conventions. À 18 ans, elle abandonne l’école de cinéma Insas et tourne son premier court-métrage, “Saute ma ville” (1968), un cri visuel de révolte féminine et d’absurde. La jeune Akerman est déjà là : entière, insolente, à contre-courant.

“Jeanne Dielman” : Le Chef-d’œuvre qui Dérange et Fascine

En 1975, elle réalise le film qui changera à jamais le paysage cinématographique mondial : “Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles”. Ce portrait minutieux d’une femme au foyer qui bascule dans le meurtre devient une œuvre culte avec son rythme lent, ses plans fixes et sa durée de plus de trois heures. Le film déconcerte autant qu’il fascine. Acclamé par une partie de la critique, il est moqué par d’autres. Le public est divisé, certains quittant la salle.

L’accueil parfois hostile de ce film, aujourd’hui élevé au rang de chef-d’œuvre, est une blessure que Chantal Akerman ne digérera jamais. L’une des anecdotes les plus célèbres, et les plus douloureuses pour la cinéaste, est la remarque de Marguerite Duras. Lors d’une projection à Paris, la grande figure de l’avant-garde, pourtant, aurait lancé : “Cette femme est folle !”. Akerman, qui admirait pourtant Duras, n’a jamais digéré cette remarque. C’était comme si même ses pairs, ceux qui auraient dû la comprendre, la rejetaient. Ce rejet, elle le gardera enfoui, et il reviendra hanter son œuvre dans le mutisme croissant de ses personnages.

Une Trajectoire Hors Normes : Entre Intimité et Formalisme Radical

Pendant les années suivantes, Akerman trace une trajectoire à part. Elle tourne à New York, Paris, Tel Aviv, réalise des films en plusieurs langues, mêlant autobiographie, mémoire collective et formalisme radical. Des œuvres comme “News from Home,” “Les Rendez-vous d’Anna,” ou “La Captive” deviennent des territoires intimes. Elle refuse d’être là où on l’attend, tourne sans compromis, peu importe les modes, les marchés ou les récompenses. Pour elle, le cinéma n’est pas un divertissement, mais un espace de tension, de douleur, de vérité.

Le monde commence à la reconnaître comme une voix singulière, une pionnière du regard féminin. Mais elle refuse les étiquettes : “Je ne suis pas une réalisatrice féministe, disait-elle, je suis une réalisatrice, c’est tout”. Pourtant, malgré ses protestations, les milieux académiques et critiques féministes s’emparent de son œuvre, parfois contre son gré, la transformant en icône malgré elle. Ce paradoxe la ronge. Être à la fois saluée et trahie dans l’interprétation de son travail devient une source de frustration immense. Elle dira un jour avec amertume : “On veut que je représente quelque chose, mais je ne représente que moi”. Cette incompréhension profonde nourrit en elle une colère sourde.

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La Blessure Maternelle et le Silence Familial

La blessure la plus intime vient sans doute de sa relation avec sa mère, Natalia, survivante d’Auschwitz. Cette femme forte et silencieuse a été une figure centrale dans la vie de Chantal. Elle l’admirait, la craignait, cherchait à lui plaire mais aussi à la provoquer. Dans “News from Home”, elle insère des lettres de sa mère en voix off, pleines d’amour inquiet et de chantage affectif. Ces lettres sont un fil rouge de l’exil, de la séparation, de la difficulté à être là ensemble. Les non-dits familiaux, notamment sur la Shoah, pèsent lourdement sur leur relation.

Dans “No Home Movie”, son film testament, Akerman filme sa mère très malade, cloîtrée dans leur appartement bruxellois. La caméra reste fixe, parfois tremblante, les dialogues sont rares, pesants. On sent le poids de toute une histoire non racontée. C’est un film-testament, mais aussi un aveu d’échec : celui de ne pas avoir réussi à briser le silence. Leurs discussions sur la mort, sur l’exil, sur la transmission sont toujours interrompues, comme si les mots n’avaient plus d’espace.

La Mort de la Mère : Le Point de Rupture

La mort de Natalia en 2014 est un point de rupture. Chantal, déjà en proie à la dépression depuis des années, sombre davantage. Elle continue de travailler, d’écrire, mais l’étincelle semble éteinte. Elle parle moins, fuit les entretiens, refuse les plateaux télé. Elle confie à des proches qu’elle ne se sent plus à sa place dans un monde où ses films sont analysés mais pas ressentis, admirés mais pas compris. Il y a aussi cette autre douleur, plus insidieuse encore : être comparée sans cesse. On la rapproche de Duras, de Varda, de Straub-Huillet. On la cite dans des thèses, des colloques, des anthologies, mais rarement on l’écoute. Elle déteste qu’on dise d’elle qu’elle est “la voix de ceci” ou “le regard de cela” ; elle voulait qu’on la voie tout simplement. “Je ne veux pas qu’on me réduise à une parole féminine ou juive ou lesbienne, je suis une parole”, disait-elle.

Ce combat pour l’autonomie identitaire, cette guerre contre les projections, cette lutte constante contre l’image qu’on fait d’elle, ont progressivement épuisé Chantal Akerman. Chaque interview devenait un terrain miné, chaque compliment une menace voilée, car derrière la louange, il y avait toujours une tentative d’enfermement. Et cela, elle ne le pardonnait pas.

La Reconnaissance Tardive et la Solitude Grandissante

Les dernières années de sa vie furent marquées par une tension constante entre reconnaissance tardive et effondrement intérieur. En 2011, elle reçoit pourtant les honneurs : rétrospectives, prix, invitations dans les plus grandes institutions culturelles. Le Centre Pompidou lui consacre une grande exposition, la Cinémathèque française la célèbre. Mais au lieu de l’apaiser, cette reconnaissance ravive une douleur ancienne. Elle murmure à un ami : “Maintenant qu’ils m’aiment, c’est que je ne suis plus dangereuse”. Ce que Chantal redoute le plus, c’est d’être récupérée, neutralisée. Le monde qui l’a ignorée pendant des décennies veut soudain l’embrasser sans comprendre ce qu’elle a voulu dire. Elle perçoit cette soudaine affection comme une forme de trahison. Elle n’y voit pas de justice, mais une tentative tardive de réécrire l’histoire.

Elle refuse certaines invitations, décline des interviews, coupe les ponts avec plusieurs journalistes culturels. Dans ses carnets publiés après sa mort, elle écrit : “Ils veulent mes films, pas moi. Ils veulent me ranger dans une boîte, poser une étiquette. Même dans la mort, je ne serai pas tranquille”. Ce rejet du monde culturel et médiatique devient presque obsessionnel. Lors d’une conférence à l’étranger, elle affirme : “Quand j’étais vivante, ils disaient que mes films étaient chiants. Maintenant, ils disent qu’ils sont révolutionnaires”.

Un Pardon Avorté et le Dernier Plan Fixe

L’attention la plus déchirante demeure celle qui l’lie à sa mère, même au-delà de la mort. Dans “No Home Movie”, on la voit tenter d’arracher quelques mots à Natalia, mais la vieille femme reste silencieuse, détournée, lasse. Chantal insiste, reformule, sourit nerveusement. C’est un ballet tragique de deux âmes incapables de se rejoindre. Et quand la mère finit par parler, c’est pour évoquer le passé, la guerre, sans affect. Le mur entre elles semble infranchissable.

Pourtant, ce film, au-delà du deuil, contient un geste de pardon avorté. Chantal y tente maladroitement de parler à Natalia. Elle veut lui dire ce qu’elle n’a jamais pu exprimer : la souffrance d’avoir grandi dans l’ombre d’un traumatisme non verbalisé. Les silences de sa mère, sa distance, son autorité douce mais impénétrable, ont forgé une faille affective profonde. Et pourtant, dans ces images tremblantes et quotidiennes, elle essaie de recréer une intimité. C’est une tentative désespérée de rapprochement. Mais la mort survient trop tôt, l’aveu n’a pas eu lieu, le pardon non plus. Ce que Chantal n’a pas pu dire, elle l’a laissé flotter dans l’air, entre deux coupes, entre deux scènes.

Le 5 octobre 2015, dans une chambre d’hôtel du 10e arrondissement de Paris, Chantal Akerman met fin à ses jours. Elle laisse derrière elle des bobines, des silences, et un cri muet adressé à ceux qu’elle ne pardonnera jamais : les déformateurs de sens, les imposeurs d’identité, les sourds à l’intime. Elle quitte le monde sans note d’adieux, juste un dernier plan fixe sur une femme qui s’éteint doucement hors champ. Après sa mort, “No Home Movie” devient un document presque sacré, beaucoup y voient désormais un adieu prémonitoire, une lettre filmée à sa mère et au monde.

Il existe des silences plus lourds que mille cris, celui de Chantal Akerman en fait partie. Elle nous a quittés sans discours, sans manifeste, sans mise en scène, juste une porte fermée, un corps trouvé, une œuvre qui reste. À travers ses films, elle a tendu un miroir à une société incapable d’écouter les voix trop lentes, trop douloureuses, trop vraies. Elle n’a pas crié vengeance, elle n’a pas accusé, mais dans chacun de ses plans, elle a placé une exigence : celle d’être vue pour ce qu’elle était, et non pour ce que l’on voulait qu’elle représente. Peut-on vraiment pardonner à ceux qui n’ont jamais demandé pardon ? Peut-on se réconcilier avec une mère quand les mots n’ont jamais franchi la barrière de l’histoire ? Peut-on aimer un monde qui vous enferme dans des images figées ? Chantal Akerman laisse derrière elle plus que des films ; elle laisse un vertige, celui d’une vie à chercher un langage au-delà des clichés, au-delà des rôles. Son œuvre demeure un témoignage poignant de cette quête inlassable de vérité et d’authenticité, un cri silencieux qui résonne encore.

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