Trente ans après la sortie de D’eux, Céline Dion évoque encore Jean-Jacques Goldman, l’homme qui a transformé sa carrière et profondément marqué sa trajectoire artistique. Ce qui frappe, c’est que cette collaboration, aujourd’hui considérée comme incontournable, est en réalité née d’une succession de hasards et de réticences initiales. Avec le recul, on y voit non seulement une rencontre artistique, mais aussi un exemple de la façon dont l’alchimie entre des individus et un contexte musical donné peut engendrer un véritable héritage culturel.

La première rencontre entre Céline Dion et Jean-Jacques Goldman a lieu au Midem de Cannes, au début des années 1980. À l’époque, Dion commence à se faire connaître avec D’amour ou d’amitié, tandis que Goldman connaît une ascension fulgurante grâce à Quand la musique est bonne ou Il suffira d’un signe.

Leur échange reste superficiel : ils se croisent à peine. Plus tard, Goldman confiera avoir entendu à la radio la voix d’une adolescente de 13-14 ans « avec une énergie incroyable », mais ce souvenir s’était estompé. Cela montre bien que les collaborations artistiques ne sont pas toujours prédestinées ; elles nécessitent souvent du temps, une maturation et le bon moment pour éclore.

Le véritable tournant survient à Paris, lors d’un dîner au restaurant Pauline. René Angélil, mari et manager de Céline, organise cette rencontre. L’image d’un Jean-Jacques Goldman arrivant à vélo, détendu et sans artifices, est restée gravée dans la mémoire de la chanteuse. Ce soir-là, il n’y eut ni plan grandiose, ni déclaration spectaculaire, seulement une conversation simple, amicale. Mais derrière cette simplicité se cachait une intention précise : Goldman voulait écrire un album entier pour Céline Dion. Pour lui, elle représentait bien plus qu’une voix prometteuse : elle était l’incarnation parfaite de son désir de créer une musique universelle et accessible.

Dion et René, prudents, demandent d’abord à écouter quelques morceaux. Goldman s’exécute, compose de nouvelles chansons et finit par les convaincre. Céline découvre alors une écriture directe, émotionnelle, taillée pour son registre vocal. De cette rencontre naît D’eux, en 1995, qui deviendra l’album francophone le plus vendu de tous les temps, avec des titres emblématiques comme Pour que tu m’aimes encore ou J’irai où tu iras.

D’un point de vue analytique, le succès s’explique par la complémentarité de trois facteurs. D’abord, Goldman maîtrise un style mélodique simple mais mémorable, associé à des textes touchants. Ensuite, Céline possède une tessiture rare, capable de rendre justice à la subtilité des compositions. Enfin, le marché musical, au milieu des années 1990, était en quête de renouveau : le public francophone voulait sortir des ballades convenues, tandis que le public international se passionnait pour cette voix venue du Canada qui redonnait de l’élan à la chanson française.

L’enregistrement de l’album illustre cette osmose. Céline se souvient de séances passées assise par terre avec Goldman et sa guitare, dans une ambiance à la fois joyeuse et inspirée. En seulement une semaine, douze chansons furent enregistrées, un rythme effréné qui correspond à ce que la psychologie appelle « l’état de flux », où la créativité se déploie sans entrave.

L’impact fut colossal. D’eux reste 44 semaines en tête des ventes au Québec et au Canada, obtient un disque d’or en Angleterre, et s’écoule à plus de 10 millions d’exemplaires dans le monde. Céline Dion devient ainsi l’ambassadrice mondiale de la chanson francophone, tandis que Goldman confirme son statut d’auteur-compositeur majeur.

Trente ans plus tard, la chanteuse québécoise parle de cette période avec une émotion intacte. Elle raconte la complicité, les éclats de rire en studio, et avoue que cette expérience « lui manque énormément ». Ce manque n’est pas seulement de la nostalgie : il traduit la rareté de ce qu’on appelle en sciences cognitives la « synchronisation créative », lorsque deux artistes parviennent à fonctionner sur une même longueur d’onde, produisant des œuvres qu’aucun n’aurait pu créer seul.

Après D’eux, les deux artistes prolongent l’aventure avec S’il suffisait d’aimer (1997) et D’elles (2003). Aujourd’hui encore, alors que Céline Dion lutte contre la maladie et s’éloigne temporairement de la scène, l’idée que Goldman puisse lui offrir de nouveaux titres suscite une attente immense. Cela prouve que leur héritage reste vivant, prêt à renaître à tout moment.

En définitive, l’histoire de Céline Dion et Jean-Jacques Goldman illustre un principe fondamental : le succès artistique n’est jamais le fruit d’un seul individu. Il naît d’une convergence entre un contexte culturel, un moment opportun et une rencontre décisive. Ce dîner au restaurant Pauline, anodin en apparence, a en réalité ouvert un chapitre entier de l’histoire musicale francophone.