Derrière l’image publique de Bernadette Chirac, celle d’une Première Dame à l’allure stricte, d’une femme politique redoutable en Corrèze et d’une icône de la charité avec ses “Pièces Jaunes”, se cachait une blessure béante. À 92 ans, alors que le silence s’est fait autour d’elle, les échos de sa vie révèlent enfin la vraie nature de sa “plus grande tristesse”. Ce n’était pas les humiliations publiques, ni les trahisons conjugales de son mari, Jacques Chirac, qui ont le plus profondément meurtri cette femme née dans l’aristocratie. C’était la “profonde solitude” d’une mère, témoin impuissante de la longue et tragique descente aux enfers de sa fille aînée, Laurence.

L’histoire de Bernadette Chirac est celle d’une femme de devoir, née Chaudron de Courcelle, élevée dans la tradition et la rigueur. Mariée en 1956 à un jeune loup de la politique, elle a tout sacrifié pour l’ascension de son mari, tout en bâtissant sa propre carrière politique. Mais en privé, la tragédie a frappé tôt.

Laurence, leur fille aînée, était une étudiante brillante, promise à des études de médecine. Mais dans les années 70, un mal alors peu connu et tabou s’est emparé d’elle : l’anorexie mentale. Pour Bernadette, ce fut le début d’un combat de plusieurs décennies. Une lutte silencieuse, menée dans l’ombre du pouvoir, contre un ennemi invisible qui dévorait son enfant.

Le point de basculement, le drame absolu, survient en 1990. Laurence, en proie à une souffrance intolérable, tente de mettre fin à ses jours. Elle saute du quatrième étage de l’appartement familial à Paris. Par un miracle tragique, elle survit, mais reste gravement blessée. Au moment de l’incident, Bernadette n’est pas là. Elle est en Thaïlande, en voyage officiel avec Jacques et leur fille cadette, Claude.

La nouvelle la frappe comme un coup de poignard. La culpabilité de ne pas avoir été présente, de ne pas avoir vu venir le geste de sa fille, s’ajoute à la douleur de la voir souffrir. Ce sentiment de culpabilité ne la quittera jamais. Il deviendra le moteur de son action publique, mais aussi son fardeau secret.

Alors que Jacques Chirac gravit les échelons – Premier ministre, maire de Paris, puis Président de la République en 1995 – Bernadette mène sa propre bataille. Elle est seule. La carrière politique de son mari, ses absences fréquentes, et ses infidélités notoires la laissent en première ligne face à la maladie de Laurence. Les “longues nuits passées assises au chevet de son fils [Laurence]”, les “prières silencieuses”, les moments d’angoisse à la voir refuser de s’alimenter, tout cela est gravé dans sa mémoire.

Le public, lui, ne voit que la façade. Il voit la femme politique coriace, la première femme élue au conseil général de la Corrèze en 1979, un “animal politique” qui défend son territoire avec acharnement. Il voit la Première Dame qui, dès 1994, lance l’emblématique “Opération Pièces Jaunes”. Ce qui semblait être une œuvre de charité classique était en réalité profondément personnel.

En 2004, lors de l’inauguration de la “Maison de Solenn”, un établissement dédié aux adolescents en souffrance psychique, elle l’admettra à demi-mot : sa motivation venait du fait de voir sa propre fille, alors âgée d’une cinquantaine d’années, toujours “incapable de surmonter sa maladie”. Chaque pièce jaune collectée était une petite victoire symbolique contre l’impuissance qui la rongeait.

Les trahisons de Jacques Chirac, largement documentées, ont ajouté à sa solitude. L’épisode de sa liaison avec la journaliste Jacqueline Chabridon, entre 1974 et 1976, au moment même où l’anorexie de Laurence s’installait, fut une double peine. Jacques avait envisagé le divorce. Bernadette, en femme de clan, a choisi le silence “pour protéger l’image de sa famille et la carrière politique de son mari”. Elle a admis plus tard s’être sentie “trahie et seule”, “l’épouse oubliée”. Mais cette douleur, si vive soit-elle, restait secondaire face au drame maternel.

Elle a enduré les critiques sur son style “rigide”, les moqueries sur ses tentatives de se moderniser, comme cette apparition dans les boîtes de nuit de Saint-Tropez en 2011. Elle a pleuré en lisant les commentaires malveillants, mais sa vraie douleur était ailleurs. Elle était dans les hôpitaux psychiatriques, dans les établissements de soins spécialisés où elle rendait visite à Laurence, espérant une guérison qui ne venait jamais.

En 2016, le “coup de grâce” lui est porté. Laurence Chirac, âgée de 58 ans, décède des suites d’une crise cardiaque, son corps épuisé par des décennies de lutte. Pour Bernadette, c’est la fin de l’espoir. C’est aussi la confirmation de sa plus grande peur. Elle confiera à une amie proche ce qu’elle ressentait au plus profond d’elle-même : le sentiment d’avoir “échoué en tant que mère”. Malgré tous ses efforts, tout son pouvoir, tout son argent, elle n’avait pas pu “sauver son enfant”.

Cette admission est la clé de toute sa vie. La tristesse n’était pas seulement la perte ; c’était le sentiment d’échec. L’idée que l’activité politique trépidante du couple, les absences de Jacques, avaient pu contribuer à la “solitude de Laurence” durant ses jeunes années.

Après la mort de Jacques en 2019, Bernadette s’est retirée du monde. Âgée de 92 ans, vivant dans son appartement du Quai Voltaire, veillée par sa fille Claude, elle fait face à la plus grande perte de toutes : celle de sa fille aînée. Les “derniers jours douloureux” évoqués ne sont pas seulement ceux de la vieillesse physique, mais ceux d’une conscience hantée par ce drame.

La vie de Bernadette Chirac fut une série d’épreuves, de son enfance fuyant la guerre à la solitude de la vieillesse, en passant par les trahisons conjugales. Mais l’histoire retiendra que cette femme de pouvoir, cette bâtisseuse entrée au conseil d’administration de LVMH, fut avant tout une mère dévastée, dont la plus grande douleur fut de n’avoir pu “rendre Laurence heureuse”. C’est là, dans cette incapacité à protéger sa famille des tempêtes, que réside la véritable et tragique histoire de Bernadette Chirac.