Le plateau de “Touche pas à mon poste” (TPMP) est devenu, au fil des ans, bien plus qu’une simple émission de divertissement. C’est une arène politique, un ring où les mots pèsent aussi lourd que des coups de poing, et où chaque seconde de direct peut se transformer soit en triomphe, soit en humiliation publique. Ce soir-là, le chroniqueur Gilles Verdez, habitué aux joutes verbales et aux positions morales affirmées, pensait avoir préparé le piège parfait pour son invité, Jordan Bardella, le visage policé et redoutablement efficace du Rassemblement National. L’échange, bien que bref, est devenu un cas d’école de communication de crise et de retournement de situation, illustrant les fractures profondes qui traversent la société française.

L’ambiance est tendue, comme souvent lorsque le politique s’invite sur le plateau de Cyril Hanouna. Gilles Verdez, avec la solennité de celui qui s’apprête à poser une question éthique imparable, lance son offensive : “J’ai une question à vous poser. Si on marchait contre l’antisémitisme, qui est un fléau, un délit absolu, et contre l’islamophobie, qui est un fléau absolu, est-ce que vous marcheriez avec moi ?”

La manœuvre est classique, un “double-bind” rhétorique conçu pour acculer l’adversaire. Si Bardella dit “oui”, il légitime le terme “islamophobie”, un concept que son parti récuse, le considérant comme une arme sémantique des islamistes pour interdire toute critique de l’islam. S’il dit “non”, il passe pour un intolérant, un homme qui refuse de combattre un “fléau absolu”, validant ainsi le procès en extrémisme fait à sa famille politique. Pour Verdez, le piège est tendu, la victoire semble assurée.

Mais Jordan Bardella n’est pas un invité politique comme les autres. Il incarne une nouvelle génération du Rassemblement National, rompue aux codes médiatiques, capable d’une réactivité foudroyante. Il ne tombe pas dans le panneau. Il ne joue pas la défense. Il joue l’attaque.

Ignorant la perche tendue, il dégaine sa propre question, une contre-offensive brutale qui change instantanément la dynamique du plateau : “Combien de morts de l’islamophobie en 10 ans ?”

Le silence qui suit est assourdissant. Gilles Verdez, pris de court, bafouille. “Vous n’êtes pas prof et je suis pas votre élève”, tente-t-il, cherchant à s’échapper par une pirouette. Mais le coup a porté. Le piège s’est retourné contre son auteur. Bardella insiste, glacial : “Monsieur Verdez, il y a eu combien de morts de l’islamophobie depuis 15 ans dans notre pays ?”

C’est “le bug”, comme le décrit la vidéo. “Le système ne répond plus.” Verdez, qui quelques secondes plus tôt se posait en parangon de morale, est désormais sur la défensive, incapable de répondre à une question factuelle qui vient de torpiller la prémisse de sa propre intervention. Il refuse de répondre, affirmant qu’il n’a “pas forcément envie”. L’humiliation est palpable.

Bardella enfonce alors le clou, déroulant son argumentaire avec une précision chirurgicale. Il oppose le néant de la réponse de Verdez à une réalité tragique et sanglante : “Combien de morts sous les balles et les lames du fondamentalisme islamiste depuis plus de 10 ans, depuis 2012 ?” La rhétorique est d’une efficacité redoutable. En une phrase, il a disqualifié la question de Verdez en la faisant paraître futile, voire insultante, au regard des victimes du terrorisme.

Ce clash n’est pas seulement un K.O. médiatique. Il est l’expression d’une bataille sémantique cruciale qui déchire le débat public français. Bardella ne s’arrête pas là ; il définit ce que, selon lui, le mot “islamophobie” signifie réellement. Pour lui, ce n’est pas la haine des musulmans – qu’il se garderait bien de défendre – mais un concept politique, un “mot-bâillon”.

“L’islamophobie”, assène-t-il, “ça sert à mettre des cibles et des fatwas sur la tête de ceux qui dénoncent aujourd’hui les territoires conquis par l’islamisme. Sur la tête de journalistes qui ont le courage, oui, comme Charlie Hebdo, de se permettre de faire vivre cet esprit critique.”

En invoquant Charlie Hebdo, il touche un point névralgique de la conscience collective française. Il s’approprie l’héritage de la laïcité et de la liberté d’expression pour justifier son refus du terme “islamophobie”. Il transforme une accusation de racisme en une défense de la République contre “l’islamisme qui conquiert l’espace public”. C’est un retournement complet. L’accusé est devenu l’accusateur, et le procureur, un complice supposé de ceux qui voudraient faire taire les critiques.

L’analyse de cet échange révèle plusieurs leçons. La première est la maîtrise communicationnelle de Jordan Bardella. Il a compris que dans une arène comme TPMP, la nuance est la première victime. Seule compte la capacité à “cadrer” le débat, à imposer ses propres termes et son propre terrain émotionnel. En déplaçant le débat de la discrimination (le terrain de Verdez) vers le terrorisme (son terrain), il a gagné la bataille de l’opinion en quelques secondes.

La seconde est la faiblesse de la position de Gilles Verdez à cet instant précis. En posant sa question sur un pied d’égalité – antisémitisme et islamophobie, deux “fléaux absolus” – il offrait une cible facile. Bardella n’a eu qu’à exploiter la différence factuelle, statistique et tragique entre les deux pour faire voler en éclats la comparaison. Verdez, incapable de défendre cette équivalence sur le terrain factuel choisi par Bardella, a perdu toute crédibilité dans l’échange.

Enfin, cet épisode montre à quel point le débat français est obsédé par les mots, au détriment parfois du fond. La “bataille de l’islamophobie” est un enjeu majeur. Pour une partie de la gauche et des associations antiracistes, ne pas nommer “l’islamophobie” revient à nier une forme de racisme spécifique qui vise les musulmans. Pour la droite, l’extrême-droite et une partie de la gauche laïque, utiliser ce mot revient à capituler devant l’idéologie islamiste, à interdire toute critique d’une religion et de ses dérives.

Ce soir-là, sur TPMP, ce n’est pas un débat d’idées qui a eu lieu, mais une exécution rhétorique. Jordan Bardella n’a pas prouvé que l’islamophobie n’existait pas ; il a prouvé qu’il était un débatteur plus impitoyable et mieux préparé que son adversaire. Il a “atomisé” Gilles Verdez non pas avec des faits complexes, mais avec une seule question, simple, brutale et terriblement efficace. Le résultat est un moment de télévision choc, un “clash” parfait pour les réseaux sociaux, et la triste démonstration que dans le colisée médiatique moderne, la nuance est le premier sang versé.