Nous sommes le 29 janvier 2024. Le plateau du “Face-à-Face” de BFMTV et RMC est un ring. L’air est électrique, non pas à cause des projecteurs, mais à cause de la fumée qui monte des tracteurs encerclant Paris. La France retient son souffle. La colère agricole est à son paroxysme. D’un côté, Apolline de Malherbe, journaliste réputée pour son style incisif, sa capacité à ne rien lâcher, à pousser ses invités dans leurs retranchements. De l’autre, Jordan Bardella, président du Rassemblement National, jeune loup de la politique devenu maître dans l’art de la communication, surfant sur la vague du mécontentement.

Le décor est planté. Le match est lancé. Ce qui devait être une interview politique tendue, comme il y en a tant, va basculer en quelques secondes en un moment de télévision viral, un “mème” politique qui encapsule à lui seul tout le drame de l’agriculture française. Un moment que la vidéo à l’origine de cet article qualifie sans détour “d’humiliation” et de “grenade dans la gueule”.

L’échange commence de manière classique. Apolline de Malherbe tente de coincer son invité sur ses contradictions, notamment sur sa politique européenne. C’est le “gocha” journalistique, la question piège conçue pour faire dérailler l’argumentaire bien huilé. Elle l’interroge sur ses votes au Parlement européen, essayant de le mettre face à ce qu’elle perçoit comme son double discours. La journaliste pense avoir trouvé la faille.

Elle ne s’attendait pas à la réponse.

Jordan Bardella ne se démonte pas. Il pivote avec la vitesse d’un boxeur. Il ne va pas se laisser entraîner sur le terrain technique de ses votes passés. Il va ramener le débat là où il brûle : dans les campagnes, dans le cœur des agriculteurs. Il lance son argumentaire contre la “concurrence déloyale”, ces produits importés du bout du monde qui inondent le marché français “sans respecter aucune des normes” imposées à nos propres paysans.

“On impose aujourd’hui aux agriculteurs français des normes économiques, sociales, environnementales toujours plus lourdes, toujours plus difficiles”, martèle-t-il, le ton montant. Il parle de “folie”. Et c’est là qu’il dégaine l’arme fatale. L’exemple simple, visuel, absurde, qui va faire mouche bien au-delà de ce studio.

Il regarde Apolline de Malherbe droit dans les yeux et lâche la bombe : “Madame, il y a… Vous savez combien il y a de réglementation aujourd’hui sur une HAIE ? 14 ! 14 !”.

Un silence. L’impact est total. “Comment voulez-vous qu’on soit compétitif ?”, conclut-il.

La journaliste, un instant déstabilisée, ne peut que tenter de reprendre le fil, mais le mal est fait. La “petite phrase” est lancée. Elle va tourner en boucle. Quatorze normes. Pour une haie. L’image est si puissante dans son absurdité qu’elle devient le symbole de ce que les agriculteurs dénoncent depuis des mois : une “écologie punitive”, une bureaucratie kafkaïenne qui les traite comme des délinquants environnementaux tout en ouvrant les vannes à une concurrence qui se moque de l’écologie.

Mais l’histoire de ce “Face-à-Face” explosif ne s’arrête pas à ce clip. Car si Jordan Bardella a marqué un point médiatique indéniable, Apolline de Malherbe a, elle aussi, sorti les griffes. Dans ce même débat, c’est elle qui va accuser son invité de “schizophrénie”.

La journaliste, ayant retrouvé ses esprits, revient à la charge sur la Politique Agricole Commune (PAC). Elle lui rappelle qu’il a voté en faveur de cette même PAC qu’il prétend aujourd’hui “tuer les agriculteurs”. “Vous les accusez d’être schizo, mais vous êtes schizo aussi !”, lui lance-t-elle. Le coup est rude. Bardella est forcé de se défendre, expliquant qu’il a voté pour la PAC “parce qu’elle précisément légalise le principe d’aide directe” indispensable à la survie des agriculteurs, mais qu’il combat le reste : le “Green Deal” et les accords de libre-échange, qu’il juge être le véritable poison.

Le débat est féroce. Coup pour coup. Mais dans la guerre de l’opinion, c’est l’image la plus simple qui gagne. Et “14 normes pour une haie” est une image imbattable.

Mais alors, d’où sort ce chiffre ? Est-il réel ? C’est là que le génie de la communication politique rencontre la complexité administrative. Car si vous cherchez une loi unique listant “14 normes pour une haie”, vous ne la trouverez pas. En revanche, si vous êtes agriculteur, ce chiffre vous semble douloureusement plausible.

Plongeons dans l’enfer administratif que Bardella a si habilement résumé.

Pour l’Union Européenne et la France, une haie n’est pas un simple alignement d’arbustes. C’est un “élément topographique” crucial pour la “biodiversité”, un “SNA” (Surface Non Agricole) qui doit être méticuleusement géré. Il y a d’abord la fameuse “BCAE 8”, la “Bonne Condition Agricole et Environnementale” numéro 8. Cette norme, au cœur des revendications, impose le maintien des “particularités topographiques”, dont les haies.

Concrètement ? Un agriculteur ne peut pas arracher une haie comme il le souhaite. S’il le fait, il doit en replanter une de longueur équivalente. Il doit déclarer chaque centimètre de haie sur le logiciel gouvernemental “Telepac”. La haie ne doit pas dépasser 10 mètres de large, sinon elle n’est plus considérée comme une haie mais comme un bosquet ou un bois, changeant sa catégorie et les aides associées.

Et puis, il y a le calendrier. La norme la plus célèbre est l’interdiction formelle de tailler les haies entre le 16 mars et le 15 août. Pourquoi ? Pour protéger la période de nidification des oiseaux. Une intention louable sur le papier, mais qui devient un casse-tête logistique pour des exploitants déjà débordés.

Mais ce n’est pas tout. Le gouvernement français, pour encourager la plantation, a créé un “bonus haie” dans le cadre de l’écorégime de la PAC. Une aide supplémentaire de 7€ par hectare. Une bonne nouvelle ? Pas si simple. Pour y prétendre, la haie doit être “gérée durablement” et obtenir un “Label Haie”. Cela implique de respecter un cahier des charges précis, de se soumettre à des audits, de prouver qu’on utilise les bonnes essences, qu’on gère les rémanents de coupe… Autant de paperasse et de contrôles supplémentaires.

Ajoutez à cela les réglementations locales du Code de l’urbanisme (PLU), les règles de voisinage du Code civil (distances de plantation), les éventuelles protections “Natura 2000” si le champ est dans une zone sensible, et les règles du Code forestier… Le chiffre 14 n’est plus une caricature. Il est le symbole d’un mille-feuille réglementaire où chaque strate (européenne, nationale, locale) ajoute sa propre ligne, sa propre contrainte, sa propre case à cocher.

C’est sur ce terreau de “ras-le-bol” que l’intervention de Jordan Bardella a prospéré. Il a mis des mots simples sur un sentiment d’étouffement complexe.

L’humiliation, si elle a eu lieu, n’est pas tant celle d’une journaliste que celle des agriculteurs eux-mêmes. C’est ce que Bardella a souligné dans d’autres interviews, comme celle du 12 février 2024, où il dénonçait la “sur-réglementation” et ces contrôles de l’Office Français de la Biodiversité (OFB), dont les agents, parfois “armés”, viennent “contrôler les agriculteurs comme si c’était des voyous”.

Le “Face-à-Face” du 29 janvier 2024 est devenu un cas d’école. Il a démontré qu’en politique, la perception de la réalité est souvent plus puissante que la réalité elle-même. Apolline de Malherbe avait les faits techniques sur le vote de la PAC. Jordan Bardella avait l’émotion, le symbole, le “vécu” des agriculteurs. Il a perdu la bataille technique sur sa “schizophrénie” mais a gagné la guerre de l’image avec ses “14 normes”.

Ce jour-là, ce n’est pas seulement un débat qui s’est joué, mais la chronique d’une France coupée en deux : celle des normes et des règlements, et celle du terrain et du bon sens. Et au milieu, une simple haie, devenue le symbole le plus explosif de la colère d’un peuple.