Peut-on encore critiquer Donald Trump aux États-Unis ?

 

Des manifestants protestent contre l’arrêt du “Late Show” de Stephen Colbert, l’une des émissions phares de la télévision américaine, le 21 juillet à New York. ©AFP – CHARLY TRIBALLEAU

 

Provenant du podcastLe Débat de midi

La décision de la chaîne CBS de mettre fin au “Late Show”, émission satirique dans laquelle l’humoriste Stephen Colbert étrillait régulièrement Donald Trump, interroge. De l’autre côté de l’Atlantique, est-il devenu impossible de critiquer le pouvoir ?

Peut-on encore critiquer Donald Trump aux États-Unis ? | France Inter

Romain Hurethistorien des États-Unis, président de l’EHESS
Corine Lesnesjournaliste, correspondante du journal Le Monde aux Etats-Unis
Nicolas Conquerporte-parole des Republicans Overseas en France
Adrien Dénouettecritique de cinéma et enseignant

Trump critique le Canada qui annonce vouloir reconnaître l'État palestinien | Donald Trump, président des États-Unis | Radio-Canada.ca“Ils ont fait une erreur. Ils m’ont laissé en vie.” Tels sont les mots de l’humoriste Stephen Colbert, visage du Late Show depuis dix ans, après la décision de la chaîne CBS de mettre fin à l’émission satirique. Le 17 juillet, cette dernière a annoncé l’arrêt du programme phare en mai 2026. Officiellement, CBS évoque des raisons budgétaires, mais cette explication tient-elle vraiment la route ? Il faut rappeler que Colbert est, depuis près de dix ans, l’une des voix les plus critiques à l’égard de Donald Trump. Son émission, en tête des audiences de fin de soirée avec 2,4 millions de téléspectateurs en moyenne, a-t-elle été victime de pressions politiques ? La satire politique a-t-elle encore sa place dans les grands médias américains ?

Après s’être réjoui de la fin annoncée du Late Show, Donald Trump semble poursuivre sa croisade et cible ses concurrents : “Le prochain sera Jimmy Kimmel, encore moins talentueux, puis Jimmy Fallon, faible et très peu sûr de lui”, a-t-il publié, le 29 juillet, sur son réseau social Truth. D’autres voix critiques du président américain continuent pourtant de se faire entendre, comme la série animée culte South Park, dont le premier épisode de la nouvelle saison défraye la chronique avec sa représentation peu flatteuse d’un Trump aux très petites parties génitales, au lit avec Satan, qui le questionne sur l’affaire Epstein…

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“Une saine décision de gestion”

Preuve, selon le porte-parole du Parti républicain américain en France (Republicans Overseas), Nicolas Conquer, que la liberté d’expression et la liberté de la presse, consacrées par le premier amendement de la Constitution, ne sont pas menacées outre-Atlantique. Il conteste l’idée d’“une presse muselée, alors qu’à tort et à travers, on tombe sur Trump. Vous pouvez regarder n’importe quel organe de presse aujourd’hui, vous trouverez un titre dégradant, calomnieux, des insinuations, dans le dossier Epstein ou d’autres dossiers”.

Nicolas Conquer assure que le choix d’arrêter le Late Show n’est rien d’autre qu’une “saine décision de gestion”. Il affirme que l’émission a perdu 30% d’audience en cinq ans et qu’elle occasionne *”40 millions de déficits par an”. Une tendance qui touche, depuis plusieurs années, *l’ensemble de ces programmes de fin de soirée. “On arrive à la fin d’un cycle culturel. Le late-night show, ça fait quarante ans que ça dure, c’est en déclin. Désormais, il y a d’autres sources, des podcasts, du streaming, il y a une autre offre. Les gens s’informent différemment”.

“Trump obtient un scalp très important”

Le critique de cinéma et enseignant Adrien Dénouette nuance lui aussi la théorie d’une censure pure et simple : “Même si les soupçons sont très, très gros de loin, il faut vraiment s’enlever de la tête que le pouvoir politique aurait supprimé ou censuré un animateur de télévision en appuyant sur un bouton rouge. Ça ne peut pas se passer comme ça aux États-Unis.”

Il relève néanmoins une étrange “concordance des événements” : la suspension du Late show intervient quelque jours après que Stephen Colbert a qualifié de “bon gros pot de vin” un deal entre Donald Trump et Paramount, la maison mère de CBS. Adrien Dénouette souligne également que le président américain “obtient le scalp de quelqu’un de très important, pas seulement pour lui, mais pour toute sa famille politique”. En 2006, lors du dîner des correspondants de presse, Stephen Colbert avait en effet tourné en dérision George W. Bush pendant 22 minutes. Il est depuis considéré comme “le Geronimo de la satire dirigée contre le Parti républicain”.

“Une mise à l’épreuve de la liberté d’expression aux États-Unis”

L’historien spécialiste des États-Unis, Romain Huret, président de l’EHESS, estime, lui, qu’on assiste aujourd’hui à “une mise à l’épreuve de la liberté d’expression aux États-Unis”. Depuis une cinquantaine d’années, explique-t-il, “on est plongé dans une guerre culturelle très profonde, très violente, avec des oppositions entre deux camps qui s’accusent mutuellement de vouloir empêcher l’autre camp de parler. Et cela prend une tournure très brutale avec Trump”.

Selon lui, le pays est entré, depuis l’élection de Donald Trump, dans “une nouvelle ère politique, médiatique et culturelle. Beaucoup d’institutions, des universités aux chaînes de radio, cherchent à répondre à ce nouvel environnement intellectuel et économique. On sent que l’Amérique change… Je rappelle que l’administration Trump a décidé de ne plus financer des projets de recherche qui contiennent 200 mots interdits, ce qui est quand même pour le moins une mise très forte sous tension de la liberté d’expression et de recherche aux États-Unis”.

Adrien Dénouette, Nik ta race : une histoire du rire en France, Façonnage, 2023
Thomas Snégaroff et Romain Huret, États-Unis : anatomie d’une démocratie, Les Arènes, tiré du podcast éponyme sur France Inter, 2024
Corine Lesnes, Aux sources de l’Amérique. Les enfants de Washington face à leur histoire, Buchet/Chastel, 2008